Le pluralisme politique en Algérie, quel bénéfice pour la démocratie ?

Le pluralisme politique en Algérie, quel bénéfice pour la démocratie ?

Kamel DAOUD, ancien membre de la Direction du FFS, Intervention faite lors du séminaire du CIPA à Paris le 27 avril 2000

A l’instar de la liberté de la presse et de l’indépendance de la justice, le pluralisme politique constitue un pilier du système démocratique. C’est à partir de là que peuvent être appliqués les principes de tolérance, d’alternance au pouvoir et de souveraineté populaire. Evidemment il n’existe pas de démocratie sans multipartisme. Il existe malheureusement des régimes autoritaires qui tolèrent le multipartisme.

D’un autre coté il n’existe plus de dictature qui ose s’afficher comme telle. Au contraire, en s’enrichissant d’un nouveau vocabulaire, la plupart des régimes autoritaires affirment qu’ils sont démocratiques et détenir leur pouvoir de la souveraineté populaire. Ainsi est née l’entreprise qui consiste capter les concepts démocratiques, à les pervertir, puis à les revendiquer en jetant ainsi le trouble dans l’esprit des opinions publiques. Cette « langue de bois  démocratique » est d’ailleurs appliquée aussi à l’idée de défense des droits de l’homme, en particulier en opposant leur universalité à une prétendue « spécificité » dans certains pays. L’exemple du régime algérien est typique de ces tentatives de mystification.

Naissance du pluralisme en Algérie

Le pluralisme des partis est né avec une Constitution octroyée en février 1989 par Chadli après avoir été rédigée par des experts qu’il avait désignés puis avalisée par une élection « à 90% ». Jusque là le pays ne connaissait que le parti unique, le FLN. Le contexte particulier du moment était la crise économique déclenchée par la chute brutale du cours du pétrole de mai 1986, les émeutes d’octobre 1988 et l’essoufflement du consensus au sein du parti unique. L’institutionnalisation du multipartisme avait été proposée comme une solution au déficit de légitimité du pouvoir représenté par Chadli et le FLN. En réalité il s’agissait de modifier le rapport de forces en affaiblissant le FLN tout en renforçant les pouvoirs de Chadli qui estimait qu’il n’avait pas les coudées assez franches pour appliquer sa politique. Les Algériens avaient cru à une véritable ouverture démocratique puisqu’ils avaient le droit de s’organiser librement en créant des partis politiques. Ils se sont engagés avec enthousiasme. Ainsi a-t-on observé dans la foulée l’irruption de l’islamisme politique avec la légalisation de partis religieux, le retour au pays des exilés politiques avec la revendication démocratique , un mouvement associatif florissant, des journalistes libérés du service de l’Etat avec des primes conséquentes et l’autorisation de créer de nouveaux journaux ; l’armée avait quitté le FLN pour rejoindre les casernes et la police politique, la célèbre SM, était même officiellement dissoute. Un vrai printemps !

Chadli était-il allé trop loin ? ou trop vite ? La question mérite d’être posée pour comprendre pourquoi il a échoué.

  1. La reconnaissance du FIS, premier parti à être légalisé, a été une lourde responsabilité. Injecter le religieux dans le champ politique sans garde fous c’est à dire sans une autorité de l’Etat vigilante sur les droits et devoirs de chacun. Tolérer dans les mosquées un discours politique et même une opposition radicale « au nom de Dieu ». Accepter les attaques contre la culture, la musique et les libertés des femmes, l’anathème contre la diversité linguistique. Quelle inconscience !
  2. Le maintien du FLN dans une ambiance de pluralisme politique était un contre sens. Celui qui connaît la charge symbolique de ce sigle, celui qui imagine la puissance de l’appareil politique gérant un système totalitaire, celui qui a observé les luttes intestines sournoises, secrètes, claniques, parfois violentes et méprisant toute éthique politique, peut comprendre pourquoi la dissolution du parti unique devait être un préalable au succès du pluralisme politique.
  3. L’ouverture politique dans un contexte de crise économique (depuis 1985 avec la chute du prix du pétrole) comportait des risques difficiles à assumer. La confiance n’étant pas établie, la relance ne pouvait être envisagée. Le passage de l’économie administrée à une économie de marché est déjà un défi qui généralement demande la mise en place d’instruments réglementaires et un consensus social aléatoire et instable. Or le gouvernement Hamrouche avait engagé, en pleine ouverture politique, des réformes aptes à bouleverser le comportement des opérateurs économiques et surtout menaçait directement les circuits organisés de distribution de la rente basée sur les monopoles du commerce extérieur. L’opposition des barons puissants dans les appareils militaires policiers et politique a bloqué Chadli. Il n’était pas question de porter atteinte à leurs privilèges. Ne fallait-il pas dans ces conditions retarder les élections dans l’attente d’un apaisement social ?
  4. Finalement le succès électoral du FIS, le recul du FLN et l’émergence du FFS, caractéristiques des élections législatives de décembre 1991, ont traduit l’ampleur du fossé qui séparait société et pouvoir : grâce au pluralisme des partis la population a pu exprimer une opinion autonome. C’était inacceptable pour la caste au pouvoir. Le coup d’Etat de janvier 1992 a donné un brutal coup d’arrêt à la démarche de Chadli.

Le pluralisme politique pendant la guerre civile 

Le général NEZZAR dans ses mémoires a parfaitement expliqué le coup de force des 6 chefs militaires qui ont pris le pouvoir en Janvier 1992. Les acteurs politiques ont été dans l’incapacité de résister: les uns ont affirmé poliment leur opposition en publiant des déclarations, le FIS a été dissous et ses militants jetés en prison ou dans les camps du Sud, et les relais civils du pouvoir se sont mis au garde à vous.

Il n’est pas possible de perdre de vue l’assassinat de Mohamed Boudiaf, publiquement, dans le dos, face aux caméras de la télévision. L’avertissement était clair, les assassinats de journalistes, d’intellectuels et d’hommes politiques pouvaient commencer . Dès lors il n’était plus question d’un champ politique autonome.

Patiemment, par tâtonnements, le régime autoritaire est restauré, sous un état d’urgence qui a autorisé toutes les dérives, sans état d’âme pour les souffrances de la population, au prix de 100 000 morts au moins, au mépris des réactions de la communauté internationale et des protestations des organisations de défense des droits de l’homme, accompagné d’une fantastique régression économique, les facilités obtenues par le rééchelonnement de la dette étant détournées vers l’effort de guerre.

Pourtant tout au long de cette guerre civile, en dehors du FIS dissous, le pluralisme politique a pu être maintenu. Le HCE (1), structure transitoire de substitution, a pu gérer les décisions des chefs militaires, organiser des simulacres de dialogue, y compris avec les chefs du FIS en prison. Le pluralisme politique n’a pas constitué un obstacle majeur à la mise en ouvre de la politique d’éradication. Toutefois quelques points méritent d’être notés :

  1. Le Contrat de Rome dit de San Egidio (1995) a été un succès spectaculaire à l’actif du pluralisme politique. Il a prouvé qu’il existait une opposition autonome capable de proposer une solution au conflit, que la paix était possible par le dialogue et la concertation. Le pouvoir a réagi violemment en refusant cet accord « dans la globalité et dans le détail ». L’idée de forces politiques qu’il ne contrôle pas continue de lui être insupportable.
  2. Le FFS a pu, dans l’espace étriqué qui lui était assigné, en acceptant de participer aux élections législatives, poursuivre son effort d’organisation, dispenser un discours d’opposition, résister aux successives tentatives de provocation, de manipulation et même à l’assassinat de l’un de ses dirigeants.
  3. Les partis-croupions ayant achevé leur ouvre d’atomisation de la classe politique ont progressivement disparu, le pouvoir ayant maintenu, peut être instrumentalisé, son parti « démocratique », son parti « islamiste » et surtout l’UGTA le syndicat officiel, son fer de lance auprès des travailleurs.

Le pluralisme et la Constitution de ZEROUAL 

La restauration institutionnelle du régime commence dès 1994 par la désignation de Liamine ZEROUAL, général en retraite, comme ministre de la Défense, puis comme chef d’Etat. Dans une ambiance de guerre civile qui atteint son paroxysme, une élection présidentielle est organisée avec l’accompagnement de 3 candidats chefs de partis ; ainsi l’apparence pluraliste est sauvegardée et le général Zeroual est élu au premier tour. Dès lors une nouvelle Constitution est adoptée par référendum, une nouvelle loi sur les partis politiques est instituée et un nouveau parti le RND, soutien officiel, est créé. Ainsi le pouvoir a su exploiter la façade du multipartisme pour organiser des élections législatives, communales et régionales… et les gagner.

Pourtant la fraude électorale a été au rendez vous suscitant la colère de la majorité de la classe politique. Pour la population ni la paix ni la démocratie n’étaient au rendez vous.

Le rôle des partis pendant l’élection présidentielle de 1999

La paix par un accord militaire AIS-ANP ou par un accord politique entre pouvoir et représentants de la population ? Cette question a rompu l’équilibre des clans péniblement obtenu par la restauration « à la hussarde » du régime. La démission surprise de ZEROUAL (septembre 1998) a révélé la fragilité de l’édifice et l’ampleur des dissensions au sein du pouvoir.

Pour rétablir la situation et au prix d’une certaine ouverture politique, en particulier au niveau des médias, les plus hauts responsables de l’armée annoncent de nouvelles élections présidentielles en promettant qu’elles seront libres et ouvertes. Des 7 candidats autorisés un seul parti, le FFS, a un candidat. Le pluralisme politique apparent a atteint ses limites : le pouvoir « a mis le paquet » sur son candidat, la plupart des partis le soutenant spontanément (FLN et RND essentiellement) d’autres étant exclus de l’épreuve. Ainsi on ne peut affirmer que les partis ont été les animateurs de l’élection présidentielle qui se jouait entre des personnalités sélectionnées par le pouvoir.

Si la campagne électorale a été un vrai moment de mise en mouvement de la société, en réalité la fraude apparue dès le vote des corps constitués a amené 6 des 7 candidats à se retirer de la compétition. Bouteflika, seul en lice, sera élu sans panache au premier tour.

Quel avenir pour les partis politiques avec BOUTEFLIKA

Dans une interview à Der Spiegel BOUTEFLIKA déclarait:

« « Il suffit de s’intéresser un tant soit peu à l’Algérie pour s’apercevoir que notre pays vit une expérience démocratique, jeune certes, mais qui demeure la seule du genre dans la région. C’est une expérience amorcée depuis plus de dix ans, qui a donné lieu à l’émergence de partis représentant les différents courants et idéologies existant dans la société. La composante gouvernementale, dont les portefeuilles sont détenus par les partis les plus ancrés dans la société, montre la réalité de cette expérience, même si elle n’est pas trop parfaite. »

« La société algérienne est aujourd’hui une société de multipartisme : les partis eux-mêmes se disent de tendance gauche, démocratique, nationaliste et islamiste. Je pense que c’est la démocratie même que de permettre à différents courants de s’organiser en partis pour s’exprimer. »

La versatilité du discours de BOUTEFLIKA est maintenant suffisamment établie pour perdre sa crédibilité.

Le paysage politique aujourd’hui se caractérise par plusieurs points:

  • la paix n’est pas au rendez vous : décriée de toutes parts la Concorde civile « amnistiante » a atteint ses limites. Elle divise les partis au pouvoir. Bien que circonscrite en dehors des grandes villes la violence reste quotidienne et l’ensemble du territoire est concerné.
  • la reconstitution d’un parti unique: après 8 mois de tergiversation un gouvernement a réuni tous les partis satellites du pouvoir. Tout s’est passé comme si l’ensemble des clans a sonné le rassemblement pour que nationalistes, conservateurs, libéraux, modernistes, islamistes et anti-islamistes, se retrouvent au gouvernement. Seuls le FFS de Hocine AÏT AHMED et le PT de LOUIZA HANNOUNE sont dans l’opposition
  • au niveau des Institutions censées porter culture et pratique démocratiques, l’hégémonisme des partis du pouvoir a aseptisé les débats qui n’intéressent personne, pas même les députés .
  • BOUTEFLIKA est, selon ses propres termes, le rédacteur en chef des médias publics ; l’Etat a la main mise sur les imprimeries et la manne publicitaire. Avec la distribution sélective des visas aux journalistes étrangers, il devient difficile d’accéder à l’information. Le champ médiatique est étroitement contrôlé.
  • deux candidats aux élections présidentielles tentent de prolonger leur action en échappant à l’emprise du pouvoir et en créant un nouveau parti, clairement positionné en dehors du pouvoir : AHMED TALEB ( WAFA), et DJABALLAH (MRN), renforçant l’opposition .
  • BOUTEFLIKA n’étant pas parvenu à mettre à exécution son programme, en particulier de privatisation et d’ouverture au capital étranger, force est d’admettre que les décisions sont prises ailleurs, probablement au niveau du commandement militaire. Une nouvelle Constitution est annoncée : avec ou sans un vice président elle témoignera de nouveaux rapports au sommet.
  • Trois évènements importants récents caractérisent la fin de l’année :
    • un livre-témoignage sur le massacre de BENTALHA paraît à Paris accompagné d’une interprétation globale par 2 spécialistes de la crise algérienne (2). Il est édifiant, dur à lire et bouscule les consciences. Les responsables de l’armée ne pourront pas sortir pas indemnes de l’onde de choc déclenchée par ce livre.
    • une délégation d’AMNESTY arrive à Alger et diffuse au même moment un rapport explosif sur la situation des droits de l’homme dans le pays (3). On sait maintenant que la situation n’est pas réglée avec la Concorde civile, la crise continue d’évoluer
    • WAFA le parti de AHMED TALEB n’est pas agrée, ses responsables ne sont pas autorisés à s’exprimer. Il est accusé d’être un avatar du FIS alors que les islamistes sont au Parlement et au gouvernement. Le verrouillage politique est maintenant confirmé d’autant qu’un autre parti (le Front démocratique de GHOZALI) attend sagement son agrément. Pourtant les 2 personnalités sont issues du sérail après avoir exercé de hautes responsabilités gouvernementales pendant une longue période.

Conclusions

Le pluralisme politique algérien n’a pas tenu ses promesses démocratiques. Comme les Algériens la communauté internationale est maintenant sans illusions après les espoirs suscités par le verbe prolixe de BOUTEFLIKA. En se référant aux actions concrètes menées depuis son élection, il est aisé de constater que le pouvoir n’a pas changé de main ni de nature. Il continue d’élaborer et de mettre à exécution des fausses solutions face aux vrais problèmes que vit l’Algérie : autoritarisme, violence, crise économique, corruption et délabrement social.

Méfiante après la dissolution d’un parti qui venait de gagner les élections en 1992, terrorisée par une guerre civile de 8 années, ruinée par une crise économique sans précédent, la population se retrouve finalement déçue par la déperdition, sans explication, du formidable potentiel suscité par le retrait des candidats aux dernières élections présidentielles puis, un an plus tard, par l’échec avéré de BOUTEFLIKA.

Force est de constater que le pluralisme politique, tel qu’il a été mis en place, n’a pas eu l’efficacité attendue sur la démocratisation du pays.

Pourtant la société a changé : son pluralisme n’est plus clandestin. La diversité linguistique est en débat sur l’ensemble du territoire national. Malgré ses insuffisances, avec l’apport d’une presse diversifiée et insolente, quoique en partie controlée, l’Algérie est sortie des mythes et du monolithisme arabo-nationaliste de l’ancien parti unique.

Après plusieurs tentatives la population ne suit plus le mouvement déclenché par le pluralisme politique, en somme de façade, et d’une manière générale la classe politique se trouve discréditée. N’est ce pas là l’option recherchée, caractéristique des pouvoirs totalitaires ?

L’alternance clanique continue de fonctionner comme une mécanique interne au système en place; l’ intrication des connivences de corporations, de générations, de régions, est suffisamment dense pour fournir le personnel en charge des affaires et peut être aussi celui de l’opposition officielle. Mais la question de l’alternative démocratique à un pouvoir autoritaire reste posée.

Comme en Turquie l’activité politique est sous la tutelle de l’armée qui instumentalise le débat selon les intérêts de ses chefs. La nature totalitaire, violente et répressive du régime ne fait plus de doute et la place des partis politiques est conçue comme une caution démocratique du régime. Il est vain d’attendre de celui-ci qu’il se démocratise « de l’intérieur ». Pourtant, malgré un soutien international fort, en particulier de milieux d’affaires puissants intégrés dans le système de corruption, le régime ne dispose que d’une base sociale prédatrice bien étroite,une mafia politico-financière, loin des préoccupations de la majorité de la population.

Les militants de la démocratie sont condamnés à poursuivre leur combat dans ces conditions, ancrés sur la cause des droits de l’homme, en cherchant avant tout à maintenir le contact avec la population, selon les moyens qu’ils pourront dégager, pour que la société se mette en mouvement. Mais dans cette option ni le goût des conclaves ni les rassemblements de chefs ne suffiront à déclencher le mouvement.

 

  1. le Haut Comité d’Etat a été mis en place pour pallier à la vacance du pouvoir apparue après la démission de Chadli en janvier 1992
  2. Nesroulah Yous, qui a tué à Bentalha ? (postface de F.Gèze et S. Mellah), ed. La Découverte
  3. Amnesty International, la vérité et la justice occultées par l’impunité, 8 novembre 2000

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