Déclaration du général Khaled Nezzar devant la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris

Déclaration du général Khaled Nezzar devant la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris

La nouvelle République, le 01-07-2002

Monsieur le président,

A l’ouverture de ces débats, permettez-moi, d’expliquer pourquoi j’ai décidé de saisir votre juridiction. Il ne m’appartenait pas, en qualité d’ancien ministre de la Défense d’un pays indépendant, de plaider devant un tribunal étranger pour des faits relatifs à l’exercice de ma fonction. Seules les juridictions de mon pays auraient été normalement compétentes pour en connaître.
Cependant, malgré les réticences de certains et les incompréhensions de beaucoup de mes compagnons, j’ai en toute conscience pris la décision de déposer ma plainte devant le Tribunal de Paris, dès lors que les assertions de certains milieux médiatiques européens et spécialement français tentent de faire accroire à l’opinion mondiale que les odieux massacres perpétrés par les islamistes intégristes seraient l’œuvre de l’armée algérienne ou à tout le moins le résultat de son coupable laxisme. Une procédure en Algérie aurait été, aux yeux des mes accusateurs, frappée de suspicion, au motif maintes fois évoqué d’une justice subordonnée au pouvoir.
Persuadé que mon comportement a toujours été celui d’un homme d’honneur, élevé dans le respect de la dignité humaine, je ne crains pas l’explication à visage découvert devant une juridiction que nos détracteurs n’oseraient accuser de partialité.

Monsieur le président,

Une plainte pour torture en vertu de la Convention du 10 décembre 1984 a été déposée contre moi devant Monsieur le Procureur de la République du tribunal de grande instance de Paris.
Les faits avancés par les plaignants rejoignent totalement ceux allégués par M. Habib Souaïdia. Après ma comparution volontaire et mon audition, cette plainte a été classée sans suite. Aussi est-ce devant la même juridiction que je souhaite évoquer en audience publique la tragique réalité de mon pays pour éclairer la religion de votre Tribunal.
Au-delà des propos diffamatoires à l’égard de ma personne, c’est en réalité sur tout un peuple, son gouvernement et son armée, confrontés au terrorisme intégriste, que les diffamateurs et leurs porte-voix tentent de jeter l’opprobre. Ces allégations ayant été tenues et amplifiées dans la capitale de la France, j’ai saisi la justice française car je crois en la justice universelle.
Depuis 1980, tout particulièrement durant les douze dernières années, l’Algérie a été l’objet d’une tentative d’assujettissement à un ordre rétrograde, moyenâgeux, tirant ses justifications d’une exploitation de l’islam aussi aberrante que sanguinaire. En y résistant et en s’y opposant, l’action de la majorité des citoyens, spécialement des femmes algériennes, et des institutions constitutionnelles s’appuyant sur l’Armée nationale populaire (ANP), a eu pour but de préserver l’ordre gravement menacé par les intégristes et d’assurer le fonctionnement normal des services publics. Il fallait absolument éviter au pays la guerre civile et un glissement inéluctable vers l’afghanisation. En un mot s’opposer à l’Etat taliban.
C’est après les premières élections législatives pluralistes de décembre 1991-janvier 1992 que le pays s’est trouvé au bord du gouffre risquant avec l’arrivée au pouvoir des « fous de Dieu » de sombrer dans l’irrationnel et la barbarie. Les résultats du premier tour du scrutin devaient entraîner la chute inéluctable de la République dans les ténèbres d’un régime totalitaire des siècles révolus.
D’ailleurs, le porte-parole le plus autorisé du FIS n’avait-il pas déclaré le 23 février 1989, je cite : « Le multipartisme ne peut admettre l’apparition de partis qui prônent la contradiction avec l’islam. La seule source de pouvoir, c’est Allah à travers le Coran. (…) Si le peuple vote contre la loi de Dieu, c’est un blasphème. (…) Les oulémas ordonnent dans ce cas de tuer ces mécréants (qui) veulent substituer leur autorité à celle de Dieu. » (fin de citation)
Fallait-il épargner à la nation cette régression mortelle et dès lors interrompre le processus électoral ? Mais cette interruption était-elle une violation des principes démocratiques ? Tel était le terrible dilemme qu’il fallait absolument et sur-le-champ résoudre. Pour les démocrates, travailleurs, intellectuels, syndicalistes, anciens maquisards, pour les associations féminines, pour l’armée et les services de sécurité, l’Etat islamique intégriste est la négation de la démocratie.
Aucun scrutin, même apparemment régulier, ne saurait le légitimer.
Aussi – sans porter atteinte aux dispositions constitutionnelles comme il sera démontré au cours des débats -, le processus électoral a été interrompu et une transition instituée pour préparer le retour aux élections dès novembre 1995.
C’est précisément cet acte salvateur que le FIS (Front islamique du salut) entend avilir autant par ses propres militants que par ses porte-voix, dont M. Habib Souaïdia, ses commanditaires et soutiens, en France et à l’étranger, sont les agents conscients.
Dans le cadre de cette campagne diffamatoire, menée particulièrement en Europe contre l’armée algérienne et sa hiérarchie, la chaîne française de télévision La Cinquième, lors de l’émission « Droit d’auteurs – Spécial Algérie », a permis à M. Souaïdia de porter atteinte à mon honneur et ma dignité.
Dans ses allégations diffamatoires, Souaïdia utilise notamment les expressions que je cite textuellement :
« 1. C’est eux qui décident (c’est-à-dire les généraux). Il n’y a pas de président.
2. C’est eux qui ont décidé d’arrêter le processus électoral. C’est eux les vrais responsables. C’est eux les vrais responsables.
3. Je ne peux pardonner au général, ex-ministre de la Défense, des crimes qu’il a commis.
4. Ils sont trop lâches. Un ministre de la Défense nationale qui dit qu’il a protégé la République. De qui ces gens parlent ?
5. Lui quitte la France à minuit, il n’a pas le courage de dire « si vous avez quelque chose contre moi, je suis là jugez-moi …c’est pas un général-major, c’est un djoundi (simple soldat). Quelqu’un comme ça, il doit passer devant le tribunal. » (fin de citation)
A ces affirmations, le journaliste de La Cinquième avance : « Le soutien de la guerre par les ventes d’armes et le blanchiment de centaines de millions de dollars avec la complicité des autorités françaises. »
Sur aucun de ces points, M. Souaïdia n’apporte la preuve de ses allégations. Cette incapacité suffit à démontrer la gravité de ses accusations. Aussi, pour échapper à une juste sanction, il tentera de s’abriter derrière la bonne foi. Je laisse aux débats et à mes conseils le soin de démontrer au tribunal quel crédit accorder à cet ancien sous-lieutenant rayé des cadres de l’armée, après sa condamnation par le tribunal militaire de Blida pour avoir, avec ses complices, deux lieutenants et un sergent, dépouillé au cours de sa mission de contrôle de paisibles automobilistes, volé des biens de la collectivité et menacé de son arme de service des fonctionnaires de l’administration. M. Souaïdia figure d’ailleurs sur la liste des militaires condamnés pour crimes ou délits dans le cadre de la restauration de l’ordre, remise au « Panel » de l’ONU en août 1998. Pour ma part, je me propose de démontrer devant votre juridiction le caractère diffamatoire de ses allégations.

Monsieur le président,

En ce qui concerne la démission du président Chadli, et sans entrer dans le détail que mes conseils aborderont plus amplement, je rappelle qu’il a volontairement démissionné de ses fonctions pour les raisons exposées dans sa lettre du 11 janvier 1992 au Conseil constitutionnel. Il s’en est, d’ailleurs, expliqué le 9 janvier 2001 dans son interview à un journal indépendant algérois. De plus, c’est sur avis du Conseil constitutionnel que le Haut Conseil de sécurité a désigné l’instance de transition chargée de terminer le mandat du président de la République démissionnaire. Ce Haut Conseil d’Etat (HCE) fut placé sous l’autorité du président Boudiaf dont le patriotisme, les convictions démocratiques, la rigueur et la droiture étaient reconnus, et dont l’assassinat fut indignement applaudi par les responsables du FIS. Néanmoins, le HCE termine sa mission dans le délai imparti. En janvier 1994, la conférence nationale du consensus appelle M. Liamine Zeroual pour assurer la transition en qualité de chef d’Etat. En novembre 1995, il est élu président de la République lors d’un scrutin, dont en France même on a noté la régularité et le pourcentage élevé de participation.
Ce sont précisément ces trois institutions, le Haut Comité d’Etat, le président de l’Etat puis le président de la République, auxquelles il incomba d’assurer la défense de la République contre les assauts du terrorisme intégriste, dont les chefs revenus d’Afghanistan entendaient soumettre l’Algérie au régime sanguinaire de l’Etat théocratique islamiste. Dans le respect des textes régissant les situations d’exception, à l’instar de tous les pays démocratiques, l’armée algérienne a rempli son devoir. Des dizaines de milliers de membres de l’ANP sont tombés et il en tombe encore pour préserver l’Algérie de ce terrorisme transnational, dont les tentacules menacent aujourd’hui le monde. Je voudrais rappeler que nous avons toujours considérer que ce dangereux fléau, dont souffre encore mon pays, menacera l’humanité entière, comme le 11 septembre 2001 l’a tragiquement illustré.
Persuadés que l’armée algérienne, et sa hiérarchie, constitue pour eux un obstacle infranchissable, les islamistes algériens du FIS, leurs alliés, et certaines chapelles idéologiques européennes, conscientes ou non, continuent d’abuser l’opinion sur le « qui tue qui ? ».
Lorsqu’un acte terroriste est perpétré à Louxor, on l’attribue logiquement à la Djamaâ islamiya, lorsqu’il se produit à Madrid, on évoque sans hésiter l’ETA, à Londres, l’Iran ; à Washington et New York, l’on condamne Ben Laden et la Qaïda. Mais en Algérie, les promoteurs du livre publié par M. François Gèze, et dont M. Souaïdia est censé être l’auteur, s’interrogent et finissent par accuser l’armée régulière. L’on a même vécu le paradoxe d’un attentat suicide contre le commissariat central d’Alger, causant une centaine de victimes, fièrement revendiqué par Anouar Haddam, dirigeant du FIS et contesté par l’un de ses partenaires de Sant’ Egidio qui l’attribue au pouvoir algérien.

Monsieur le président,

Je voudrais souligner à l’attention de votre Tribunal, qu’en ma qualité de général-major, ex-ministre de la Défense, il m’a été pénible de poursuivre un ancien subordonné, sous-lieutenant de surcroît. S’il ne s’était agi que d’écarts de langage, dépourvus de caractères diffamatoires, provoqués par l’amertume d’une carrière brisée par sa condamnation à quatre ans d’emprisonnement, je me serais abstenu. Mais sur les ondes et à la télévision, en sa pseudo-qualité d' »auteur » et de « conférencier », M. Souaïdia continue d’attenter à mon honneur. Il s’appuie sur les maîtres à penser de l’intégrisme selon lesquels « plus le mensonge est gros, plus il a de chances d’être crédible ». Il persévère dans les fausses accusations et la calomnie qui éclaboussent à travers ma personne cette armée, dont j’étais témoin de la naissance, et que j’ai eu l’honneur de commander à la fin de ma carrière. Je me dois de défendre ici mon honneur comme j’ai l’obligation morale de défendre celui de cette armée.
Voilà pourquoi je me trouve devant vous et attends avec sérénité votre décision.

Paris, le 1er juillet 2002