Enigme à l’algérienne

Le pouvoir a-t-il participé à l’assassinat du chanteur kabyle Matoub Lounès, en 1998? Enquête sur une instruction fantôme

Enigme à l’algérienne

Qui a commandité, qui a manipulé les assassins de Matoub Lounès, héros kabyle disparu le 25 juin 1998? Qui sont ces «coupables» qu’on exhibe à la télévision, ou qui disparaissent sans laisser de traces? «Libération» a enquêté: le dossier d’instruction est presque vide, et des secteurs proches du pouvoir semblent impliqués.

Par FLORENCE AUBENAS ET JOSÉ GARÇON

Libération, Le mercredi 26 janvier 2000

Les ongles manucurés, le jeune homme en tee-shirt Chevignon se présente poliment à l’écran comme un «membre du GIA» et raconte sans façons comment son commando tendit l’embuscade mortelle contre le chanteur Matoub Lounès, le 25 juin 1998. «On a décidé le matin cette action quand on a vu qu’il descendait en voiture à Tizi Ouzou.» Se revendiquant de la même équipe, surgit ensuite un dénommé Saïd qui explique, lui, que «l’embuscade était préparée depuis une semaine». Libres, bien nourris, ils énumèrent une liste de sept personnes qui seraient «dans le coup». C’est en regardant ce documentaire à la télévision nationale algérienne, où même la météo ne se prévoit pas sans l’aval du pouvoir, que des magistrats en charge du dossier Matoub Lounès ont appris l’existence de ces «coupables». Depuis la mort du chanteur chéri de Kabylie, qui mit la région au bord de l’émeute, au moins une dizaine d’«islamistes», morts ou vifs, ont ainsi été présentés comme ses assassins.

Il y a quelques semaines encore, aucune enquête, aucun interrogatoire de ces hommes ne figurait au dossier d’instruction. Il n’y a pas de rapport d’autopsie, ni d’analyse balistique. Ni de reconstitution.

En Algérie, ce déferlement de coupables n’a pas surpris. En neuf ans de violences, on s’est habitué à l’opacité. L’assassinat de Lounès ne fait pas exception.

Mais cette fois, il y a un grain de sable. Il s’appelle Malika Matoub et personne ne l’avait vu venir. Juste après le meurtre de son frère, elle déclarait, catégorique: «Matoub est victime de l’islam baathiste et de sa version armée: le terrorisme islamiste.» Aujourd’hui, avec sa mère, elle anime une fondation qui s’est fixé pour but de «connaître la vérité». Dans son appartement parisien, Malika s’énerve: «Cessons de trouver de faux assassins. Nous n’accepterons pas un simulacre de procès destiné à tromper l’opinion et à clore le dossier. Nous exigeons une véritable enquête.» Depuis l’Algérie, un message lui est parvenu en décembre, transmis à un proche par des inconnus masqués: «Ne t’en mêle plus.» En vain. L’affaire Matoub est en train de devenir l’histoire d’un impossible enterrement.

Années 80, un révolté kabyle

C’était en juin 1998. Matoub est à Paris. Il vient de terminer l’enregistrement de son dernier disque. Il rentre à Taourirt-Moussa, son village près de Tizi Ouzou, dans cette maison de montagnard kabyle dont il a fait la plus belle du village. «Sa porte était toujours ouverte. Il trimballait tous les fous du village dans sa Mercedes. Il aimait avoir du monde autour de lui», raconte Fodil. Né dans la maison à côté, il est l’ami d’enfance, le confident. Il se souvient de chaque date: 1979, le premier disque de Matoub et, tout de suite, le succès. Dans sa région, Lounès devient beaucoup plus qu’un chanteur, le symbole d’une forme très algérienne de révolte contre le système, plus viscérale que politique. «Dans la rue, des gens l’imitaient, raconte Mohamed, un de ses copains de Taourirt-Moussa. Ses sorties provoquaient de petites émeutes. Avant chaque manifestation d’envergure, la police venait lui chercher des histoires pour qu’il la ferme.»

Avec l’émergence du MCB (Mouvement culturel berbère) au début des années 80, Matoub chante, défile, défie le pouvoir du parti unique qui impose la monoculture arabo-musulmane. Au-delà de la contestation du régime, Lounès est consumé par une cause: la reconnaissance de la langue et de la culture kabyles. «Tête brûlée, il aimait la provoc, aller trop loin, reprend Mohamed. Dès qu’il voyait un flic, il accélérait. Il n’y avait que lui pour se permettre ça. Il y avait un côté sacrificiel chez lui.»

En octobre 1988, alors qu’Alger est paralysée par des manifestations de jeunes, Lounès est interpellé à un barrage en Kabylie pendant qu’il distribue des tracts appelant au calme. Les gendarmes s’agitent. «Retenez vos chiens», assène Lounès à leur chef. Cinq balles, tirées à bout portant, en feront un grand blessé à vie.

En 1991, le Front islamiste du salut gagne les élections. Lounès en pleure. Il prend position au côté du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), où se retrouve une fraction des militants berbères du MCB et qui s’oppose à toute «solution politique» de la crise, prônant une guerre totale contre les maquisards islamistes. Depuis toujours, les armes, la violence font partie de son univers. Désormais, il ne sort plus sans sa kalachnikov. «Il fonctionnait aux tripes et c’est tout. Matoub n’était pas un militant classique, un homme d’appareil», raconte Fodil.

1994, les ombres d’un enlèvement

En 1994, en Kabylie, alors que Lounès boit une bière dans un café, il est enlevé, séquestré puis relâché par un commando armé. Attribuée officiellement aux GIA, cette action est restée entourée d’ombre. L’évoquer, c’est rallumer cette polémique: qui fait quoi? qui manipule qui? La version la plus souvent avancée aujourd’hui, même dans les cercles du pouvoir, évoque des maquisards bien réels mais manouvrés dans l’ombre par des «ultras» de la cause berbère qui veulent se doter d’un martyr. «Convaincu au départ qu’il avait bien été victime de terroristes agissant au nom de l’islam, Matoub est devenu très susceptible sur cette affaire», reprend Fodil. «Il ne voulait plus en parler. Alors qu’il mettait toute sa vie en chanson, il n’en a jamais consacré une à cet événement. Cela restait comme une douleur, comme s’il n’était plus si sûr de ce qui s’était passé. Mais le remettre en question lui aurait semblé un reniement.» Matoub en gardait une amertume. «Je suis une grenade dégoupillée, aime-t-il répéter. J’explose aux mains de ceux qui croient me contrôler.»

Quatre ans plus tard, en juin 1998, le chanteur tient à être au pays pour la sortie de son album: un concentré de Matoub avec, en prime, une version iconoclaste de l’hymne national. Même la date de sortie est une provocation: le 5 juillet, anniversaire de l’indépendance, la loi sur l’arabisation entre en vigueur. Concession aux islamistes modérés alliés au pouvoir, ce texte interdit l’usage du français dans l’administration, jusque-là bilingue. En Kabylie, toute mesure en faveur de la suprématie de l’arabe fait hurler: on s’attend à une vague de protestations.

Mais cette fois, le climat est beaucoup plus trouble. Selon le Maol, un groupe d’officiers dissidents de l’armée réfugiés à Madrid et visiblement bien renseignés sur les rouages de l’Etat, des rencontres secrètes auraient eu lieu entre de hauts dirigeants du RCD – parmi lesquels Norredine Aït-Hammouda – qui trouvent les autorités trop conciliantes face à l’islamisme et des généraux partageant les mêmes vues. Au cours d’une de ces réunions, se serait élaboré le projet d’un de ces coups d’Etat tordus, tout de bluff et manipulation, comme il s’en trame à chaque fois que la guerre des clans s’exacerbe au sommet de l’Etat. Des gradés, dont le Maol cite les noms, auraient affirmé que, si la direction de l’armée n’apprécie pas la loi d’arabisation, elle ne peut s’y opposer ouvertement et il serait plus habile que la mobilisation parte de la population elle-même. La Kabylie, en pleine effervescence à cause de cette loi, paraît le terrain le plus favorable. S’en prendre à l’un des symboles de la culture berbère serait une provocation susceptible d’allumer la mèche. Durant cette réunion, un dirigeant du RCD aurait affirmé qu’il se charge d’enflammer la Kabylie. Sans autre précision. Ces informations, diffusées par le Maol sur l’Internet, n’ont été ni démenties ni confirmées par le RCD, qui a refusé de nous répondre.

Ce 21 juin 1998, attablé avec Matoub dans un bistro près de Tizi, Fodil, l’ami de toujours, reste perplexe. «Je ne l’avais jamais vu comme ça. Lui qui ne craignait jamais rien, il avait peur. Il se sentait suivi, parlait comme en langage codé, avec des phrases du genre: « Je me suis rendu compte de beaucoup de choses »»… Fodil poursuit: «Je lui ai dit: quitte le pays.» Matoub s’obstine. Un problème privé le retient aussi. Il vient de se marier. Nadia a 20 ans. «Je venais d’avoir mon bac, raconte-t-elle. Je suis allée demander un autographe à Matoub.» «Il en est tombé amoureux fou. Il se sont mariés six mois plus tard», reprend Mohamed.

Le chanteur veut faire connaître Paris à sa jeune femme. Dès décembre 1997, pour lui obtenir un visa, il se tourne vers ses copains du RCD, notamment Saïd Sadi et Norredine Aït-Hamouda. En Kabylie, c’est quelqu’un. Fils du colonel Amirouche, héros de la guerre d’indépendance, ce député dirige aussi l’une des plus grosses équipes de «patriotes», ces milices de civils armés par les autorités. Alors qu’il faut quarante-huit heures à une personnalité politique pour obtenir un visa de court séjour, les intermédiaires ne semblent guère pressés. «Lounès pensait qu’on le faisait lanterner exprès. Il en était obsédé», raconte Malika, la sour. De son côté, Nadia renchérit: «Ils avaient mon passeport… Cette histoire nous bloquait. J’avais l’impression d’être prisonnière. Matoub appelait presque tous les jours ses copains [du RCD] pour savoir où ça en était. Il raccrochait furieux: « Demain je vais leur faire un scandale et leur bousiller leur local. » Et puis il se calmait.» Le couple s’enferme dans la peur. Et le visa n’est toujours pas là… «On n’arrêtait pas de parler de cela avec Lounès. Qu’est-ce que ça cache? Est-ce volontaire?»

25 juin 1998, embuscade près de Tizi Ouzou

Le 25 juin, Matoub veut faire plaisir aux deux sours de sa femme: on ira déjeuner au Concorde, le grand restaurant de Tizi Ouzou. A 10 h 30, la Mercedes noire et ses quatre passagers quittent Taourirt Moussa. Il n’y a que deux routes. Au hasard, la voiture prendra l’une à l’aller, l’autre au retour. A table, Matoub est dans un jour noir, nerveux. Tout le monde repart sitôt le repas avalé. Généralement, à cette heure-là, la circulation est plutôt chargée. Cette fois, la Mercedes ne croise qu’un ou deux tracteurs. «Quand on s’en est rendu compte, il était trop tard», se souvient Nadia, la jeune veuve. Dans un tournant, à 150 mètres du village de Talat Bounane, des coups de feu retentissent. Sur la carrosserie, on relèvera 78 impacts de balles. Matoub est touché de 7 balles, dont 2 mortelles.

La gendarmerie n’est qu’à 7 km (mais 2 km à peine à vol d’oiseau). Pourtant, les six officiers de Beni Douala arrivent largement après les faits. «En haut de la route et sous les arbres de la forêt, nous avons trouvé le repaire du groupe terroriste, aménagé pour stocker du fuel», notent-ils dans leur rapport. Les gendarmes constatent l’utilisation de voitures dans l’opération, mais aucun barrage n’est dressé. Ils ne cherchent pas à poursuivre les assassins, mais n’hésitent pas à les nommer dans leur PV: «Un groupe terroriste armé», expression habituelle désignant les islamistes. Le même jour, une radio française diffuse les propos de Norredine Aït-Hammouda: lui aussi met en cause les islamistes. En Kabylie, une foule en furie occupe les rues, assiège l’hôpital où se trouve le corps. Pour des dizaines de milliers de personnes, l’identité des assassins de Matoub-le-héros ne fait pas de doute. Ils crient: «Pouvoir assassin!» Les édifices publics sont attaqués. Saïd Sadi, président du RCD, veut prendre la parole, les huées l’en empêchent. Impuissant, il se tourne vers Malika Matoub, arrivée de France en catastrophe. Elle tire en l’air pour calmer les esprits. «Pour moi, à ce moment-là, il n’était pas question de remettre en question la version officielle.» La Kabylie vacille trois jours au bord de l’émeute. Puis se calme.

Les mystères d’une non-enquête

A Talat Bounane, lieu de l’embuscade, une poignée de villageois commence à parler. Ou plutôt à murmurer. Les mots coûtent cher en Algérie. Tous se souviennent que, trois jours avant les faits, ils avaient adressé une pétition aux autorités pour signaler «un groupe d’individus rôdant depuis plusieurs soirs vers 21 heures avec des kalash et des grenades». Ils avaient aussi remarqué des voitures visiblement en repérage et un groupe de trois civils armés menant des opérations au même endroit. Le matin même de l’assassinat, vers 11 heures, les gendarmes de Beni Douala ont fait le tour des habitations. Aux commerçants, ils demandent de fermer. A tous, ils ordonnent de ne pas sortir ou, mieux, de quitter le secteur, affirmant qu’il va y avoir des «opérations». Après le meurtre, dans la petite cache des agresseurs, les villageois trouvent tout un matériel de camping. Rien n’a été saisi. Sur l’autre voie menant à Taourirt Moussa, une embuscade avait aussi été tendue. Les deux routes étaient sous contrôle, un travail de professionnel: Matoub n’avait aucune chance. Les plus courageux des villageois décident d’aller témoigner à la Brigade. Ils ne sont pas reçus. Cinq jours après, les six gendarmes sont mutés. Et les trois hommes armés meurent dans un guet-apens.

Officiellement, on entend seulement le témoignage des trois femmes à bord. Embrouillés, sous le choc, leurs propos n’éclaircissent pas vraiment le déroulement de l’embuscade. Mais toutes trois ont une certitude, celle d’avoir distinctement entendu les tueurs lancer: «Allah o’Akbar», la «signature» des islamistes. Mais ce cri leur semble manquer de spontanéité. «Avant de s’enfuir, l’un d’eux s’est retourné et de loin, comme s’il avait oublié, il a crié « Allah o’ Akbar »», précise aujourd’hui Farida, une sour de Nadia. C’était comme un mot de passe, lancé pour qu’on le répète.» A l’hôpital où Nadia reste plus d’un mois, la police lui présente un procès-verbal de ses déclarations accusant les GIA. «Je n’ai jamais dit cela mais j’ai signé. J’avais peur, je me méfiais même des infirmiers.»

A Taourirt-Moussa, la Mercedes 310 noire n’est pas mise sous séquestre mais rendue à la famille. La police n’a pas pris la peine de ramasser les douilles, du 9 mm, du 7,62 et du 39, qui jonchent encore l’intérieur. Des morceaux de cerveau maculent le cuir du siège, côté conducteur. Malika Matoub s’interroge: les deux balles mortelles ont été tirées à bout touchant. Elle réclame des expertises mais se heurte à un mur. «C’est là que j’ai commencé à douter.»

Ses avocats approchent les magistrats de Tizi Ouzou en charge du dossier, pour déposer une constitution de partie civile. Les juges les évitent. Mille chicaneries de procédure se dressent. Parallèlement, un émissaire du pouvoir prend contact avec Malika pour lui proposer «réparation». Une indemnisation au titre des «victimes du terrorisme» lui sera accordée dans les plus brefs délais si elle en fait la demande. Une sorte de marché tacite: à elle l’argent, aux autres le classement d’une histoire trop dérangeante. Malika refuse.

En octobre 1998, quatre mois après le meurtre, Nadia et ses deux sours sont entendues par le juge d’instruction pour la seule et unique fois. Ouarda affirme être sûre de pouvoir reconnaître au moins deux des agresseurs. «Le juge a fait comme si elle n’avait rien dit», se souvient Nadia. Installée en France, elle n’est jamais retournée en Kabylie.

Un nouveau «coupable» disparaît

Il y a quelques semaines, une nouvelle arrestation a eu lieu en Kabylie: celle d’Abdelhakim Chenoui, un repenti qui s’était rendu. Après un mois au commissariat, il pousse la porte de la maison familiale à Tizi Ouzou. Sale, amaigri, il a visiblement été torturé. «Abdelhakim est l’un des assassins de Matoub Lounès», glisse l’un des cinq civils de l’escorte. Parmi eux, se trouve Norredine Aït-Hammouda. «C’est grâce à moi que vous pouvez voir votre fils», assure-t-il tandis que le jeune homme est à nouveau embarqué. Depuis, la famille est sans nouvelles. Elle a essayé de faire passer un communiqué dans la presse pour retrouver sa trace. Seuls, deux journaux ont accepté. Le lendemain, l’un d’eux mettait la publication sur le compte d’une erreur. Le frère d’Abdelhakim a tenté en vain de déposer plainte pour enlèvement. «C’est une affaire plus politique que pénale», a juste expliqué un magistrat. Contacté à l’Assemblée nationale algérienne le 17 janvier, Norredine Aït-Hamouda a catégoriquement refusé de nous répondre. Il fait confiance, dit-il, «à la justice de son pays».

 

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