Un processus fragile et sous surveillance

Un processus fragile et sous surveillance

Candidat des militaires, Bouteflika n’a pas pour autant les mains libres.

José Garçon, Libération, 6juillet 1999

Le processus actuel est-il de nature à ramener la paix?

La libération de plusieurs milliers d’islamistes, contrepartie tardive du dépôt des armes par l’AIS, le bras armé du FIS, en octobre 1997, après un accord secret avec l’armée, constitue incontestablement un geste de détente. D’autant que nombre d’entre eux étaient détenus arbitrairement. «Boucler» cette trêve était une nécessité pour le pouvoir. Alors qu’Alger niait tout accord avec l’AIS, la population voyait les «maquisards» islamistes circuler librement, parfois accompagnés par les forces de sécurité. Pour Abdelaziz Bouteflika, qui avait axé toute sa campagne sur «la paix», seul thème mobilisateur en Algérie, assumer politiquement cette «trêve» présente un triple avantage: tenir ses promesses et apparaître comme un «faiseur de paix»; faire oublier les conditions de son élection, marquée par la fraude; et couper l’herbe sous le pied de l’opposition. Le Président sait, en outre, que sans règlement du problème de la violence, les investisseurs continueront à bouder le pays.

Mais un accord qui se bornerait à l’AIS – il a d’ailleurs divisé la direction historique du FIS – et à la loi d’amnistie, voire à la levée de l’état d’urgence, a peu de chances de ramener la paix. Les violences qui ensanglantent le pays depuis que l’AIS a déposé les armes ont montré que cette organisation était loin de contrôler tous les groupes armés. Alger peut, certes, espérer que la perspective d’une amnistie rallie à la «trêve» une série de groupuscules. Mais, sans un accord politique de toutes les forces sur une véritable réconciliation nationale, la dynamique actuelle risque de demeurer un leurre. Surtout si 250 000 à 300 000 miliciens armés par l’Etat ne sont pas parties prenantes d’un processus de règlement du conflit.

Abdelaziz Bouteflika est-il l’homme d’une rupture?

Il existe, c’est sûr, un style Bouteflika, qui tranche avec celui de ses prédécesseurs. Il mêle suffisance, mépris, séduction et un autoritarisme qui consiste à frapper vite et tous azimuts. Avec deux idées forces: prendre une revanche après avoir été écarté des affaires pendant deux décennies, et occuper le terrain pour faire oublier les conditions de son arrivée au pouvoir. Sa gestion au pas de charge de la «trêve» héritée des militaires et son début de mandat le prouvent. Que le ministre de la Culture et de la Communication, opposé aux islamistes, ne bâillonne pas assez une presse privée qui accuse le président de «pactiser avec les assassins» et il est limogé en plein Conseil des ministres… deux semaines avant un changement de gouvernement! Même désinvolture pour la préparation du prochain sommet de l’OUA: nul aux Affaires étrangères n’y collabore. «Boutef» a pioché ses «émissaires» dans l’annuaire des anciens du FLN, l’ex-parti unique. Il sait par ailleurs l’importance du symbole. Messali Hadj, le père du nationalisme algérien, qui n’avait pas voulu rejoindre le FLN pendant la guerre d’indépendance, vient d’être réhabilité, avec, dans la foulée, tous les grands assassinés des services de sécurité (Ramdane, Khider, Belkacem). Une manière de répondre aux questions qui lui ont été posées sur ces crimes pendant la campagne et d’absoudre son mentor, le défunt président Boumediene, qui les couvrit.

Agitation pour se crédibiliser en donnant l’impression d’une dynamique qui prive l’opposition de tous ses chevaux de bataille? Ou volonté réelle de se distancer d’un système honni par la population? Nul ne le sait encore. En attendant, le chef de l’Etat décide d’un référendum pour avaliser la loi sur l’amnistie que le Parlement va, sans l’ombre d’un doute, adopter. Gage de la «souveraineté populaire», jure-t-il, quand cette consultation a pour objet de transformer un vote massif en faveur de «la paix» en plébiscite qui lui apportera la légitimité qui lui fait défaut. Enfin, le Président manie, héritage d’un passé mythique, une démagogie nationaliste qui lui fait vendre aux Algériens le «rôle international» de leur pays, en espérant que cette promesse leur fera oublier les cohortes de chômeurs.

Quelle est la marge de manouvre du chef de l’Etat à l’égard des militaires?

Candidat de la haute hiérarchie militaire à l’élection présidentielle, Bouteflika doit son adoubement à trois raisons: être laïc, mais pas «éradicateur»; être originaire de l’Ouest, ce qui élargit l’assise régionale d’un pouvoir jusqu’ici presque entièrement issu de l’Est; et être fidèle au système, garantie de sa pérennité. Dans ce contexte, sera-t-il prisonnier des hauts gradés qui ont organisé sa victoire et qui, paradoxalement, ont géré «l’après-Boumediene» que Bouteflika rend responsable de la situation actuelle? Sa personnalité imprévisible n’exclut pas qu’il prenne des décisions susceptibles de déséquilibrer le rapport de forces au sein du commandement de l’armée et des «services». Certaines déclarations semblent indiquer qu’il teste sa marge de manouvre. Ainsi a-t-il qualifié l’interruption des législatives de «délit» et de «violence» quand l’armée et les partis qui lui sont acquis ont toujours affirmé qu’elle avait «sauvé l’Algérie du péril islamiste». Il aurait, par ailleurs, refusé des promotions d’officiers proposées par le chef de la Sécurité militaire, et défendu l’actuel chef de la gendarmerie, Tayeb Derradji, dont le chef d’état-major de l’armée veut le départ. La place prise dans son entourage par un ancien colonel de la sécurité militaire, «Yazid» Zerouhni, fait par ailleurs grincer des dents à la tête des «services».

Faut-il voir là un Président qui veut réellement présider et qui marque son territoire? Ou s’agit-il d’une volonté – avalisée par l’armée – de prouver son indépendance? Réelle ou feinte, cette affirmation porte ses fruits. Si Washington ne s’est toujours pas départi de sa prudence, Paris considère, comme il le fit d’ailleurs pour son prédécesseur Zeroual, qu’il «faut aider le Président à augmenter sa marge de manouvre».

Quelles résistances Bouteflika peut-il rencontrer?

Ses mesures de grâce ont été avalisées par la haute hiérarchie de l’armée. Il est vrai qu’elles étaient contenues dans l’accord conclu avec l’AIS en 1997, et que seule une lutte de clans au sommet les avait bloquées. Toute la question est, en revanche, de savoir jusqu’où Bouteflika entend aller, et jusqu’où l’armée l’autorisera à aller. Jusqu’ici, les attaques les plus virulentes sont le fait de la presse privée, qui est allée jusqu’à prédire que son attitude «allumera d’autre feux». Cette presse traditionnellement anti-islamiste n’exprime-t-elle que son point de vue ou sent-elle qu’au sommet du pouvoir, certains voient sa campagne d’un bon oil?

Ces attaques expriment au minimum la crainte de voir la loi d’amnistie poser la question du désarmement des milices, ce qui ne se fera pas sans casse, compte tenu de leur force. L’appel lancé dimanche par le chef de l’Etat indique, en tout cas, qu’il n’est pas sûr que la «compréhension» de son action soit acquise: «Je voudrais compter, a-t-il demandé, sur la compréhension des services de sécurité, des militants et des moudjahidine (vétérans de la guerre d’indépendance) qui ont repris les armes pour défendre la dignité de l’Algérie».

  

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