A défaut de « renverser le régime », les arouchs préparent l’avenir

À DEFAUT DE «RENVERSER LE RÉGIME», LES AROUCHS PRÉPARENT L’AVENIR

Algeria Interface

Alger, 20 septembre 2002 – Les risques d’affrontements sont réels en Kabylie, où le FFS s’est engagé dans la course aux élections locales. Les dirigeants de la coordination de Kabylie, un mouvement qui accuse un net recul, n’offrent pas d’autre perspective aux jeunes radicaux que le «refus du dialogue».

Alger, 20/09/2002 – Pendant que le reste du pays vit au rythme d’une campagne électorale somme toute routinière, la tension monte en Kabylie entre le FFS, qui participe aux élections locales, et la coordination inter-wilayas de Kabylie qui, avec le RCD, appelle au boycott. Les difficultés qui entourent la participation du FFS au scrutin du 10 octobre se précisent. Plusieurs de ses locaux ont été saccagés, ses meetings sont chahutés et, parfois, empêchés. Plusieurs de ses candidats se retirent des listes électorales, en affirmant que leurs «noms y figuraient à leur insu» ou en faisant de véritables mea culpa devant la population.

Même si on ne peut parler de véritable «saignée» pour l’instant, des responsables locaux du FFS démissionnent pour marquer, disent-ils, leur désaccord avec la direction du parti. Les militants, eux, courent le risque d’agressions à la sortie des réunions électorales: le secrétaire national à la jeunesse, Khaled Tazaghart, a été par exemple pris à partie à El Kseur, le 13 septembre, par un groupe d’adolescents.

L’interdiction des manifestations favorables au boycott n’arrange rien aux affaires du FFS, qui a fermement condamné cette décision du gouvernement. En réalité, les autorités sont incapables d’interdire les meetings du RCD et de la coordination inter-wilayas ailleurs que dans les grandes agglomérations. Largement médiatisés, les interventions de la police pour protéger les meetings ou l’affectation d’une garde policière aux sièges des partis en lice ne servent pas l’image du FFS.Elles font apparaître le parti d’Aït-Ahmed comme le «pion du régime» dans la région.

Risques d’affrontements
Si le FFS crie à une «dérive fascisante», en dénonçant les agressions dont il est victime, il minimise toutefois leur importance, et se dit optimiste quant au déroulement de la consultation électorale. Mais le risque est grand que ses militants soient tentés de réagir, eux aussi, par la violence. L’affrontement a été évité de justesse à Souk El Thenine, près de Béjaïa, lorsque des sympathisants du FFS ont tenté d’empêcher la tenue d’un meeting de la coordination inter-wilayas.

La coordination a proclamé le «caractère pacifique» de son action, se démarquant des actes de violence contre le FFS, qu’elle attribue aussi, curieusement, à des «forces hostiles à la région». Mais ces dénégations ne semblent pas reposer sur une véritable conviction démocratique: celle du droit de chacun de défendre son point de vue. Si elle n’a pas directement commandité les saccages des bureaux du FFS, la coordination les a, en quelque sorte, légitimées en usant à volonté du terme «traîtrise» pour qualifier la participation du parti aux élections et en organisant dans les villages la mise en quarantaine des candidats. Saïd Sadi, président du RCD, ne s’est pas privé quant à lui de qualifier la position du FFS de «complicité de crime d’Etat».

Dans cette situation confuse, il semble illusoire de vouloir placer le débat, comme le souhaite le FFS, «sur le terrain des idées». Les débats en Kabylie font peu de place à la question de la «bonne gouvernance» dans les municipalités. Du coup, les élections, quels que soient leurs résultats, ne constitueront pas un indice fiable de la représentativité des partis et des courants politiques en Kabylie. Un indice généralement crédible dans cette région où la fraude de l’administration a peu de prise.

Défaite du mouvement
Si, le 10 octobre prochain, un boycott massif sera fatal pour le FFS, il ne signifiera pas pour autant une victoire de la coordination, ni même du RCD. L’heure ne semble pas en effet au «bilan positif». Le pouvoir sort globalement gagnant d’un affrontement qui aura duré près de 16 mois et fait une centaine de morts. Aucun gendarme soupçonné d’assassinat n’a été jugé et aucun responsable de la répression sanglante n’a été contraint à la démission. Profitant de l’immaturité politique de la direction de la coordination, le pouvoir a même réussi à empêcher que les concessions qu’il a dû faire sous la pression (reconnaissance du berbère, évacuation des brigades de gendarmerie…) se transforment en victoires pour le mouvement.

La révolte kabyle a certes permis de reconquérir le droit de manifester sur la voie publique, mais cet acquis demeure bien fragile, comme le prouve l’interdiction, toujours en vigueur, de toute manifestation publique dans la capitale. La révolte de Kabylie a certes essaimé ailleurs, mais les tentatives de coordination avec les autres régions sont demeurées timides et ont été écrasées sous le poids des revendications spécifiquement kabyles. Les discours toujours plus radicaux des animateurs de la coordination ne peuvent faire oublier le recul du mouvement qui commence à ressembler à une défaite.

Fait significatif: la référence régulière à la plate-forme de revendications d’El Kseur, qui a caractérisé la phase ascendante de la contestation, est progressivement remplacée par le rappel rituel du «sacrifice des martyrs du printemps noir». À défaut de renverser le «régime maffieux et assassin», les dirigeants de la coordination se contentent ainsi de se mettre au diapason du radicalisme des jeunes, sans leur offrir d’autre perspective que celle du «refus du dialogue». À défaut d’organiser ces jeunes, force motrice du mouvement, ils se contentent de se réclamer de leur sacrifice. Il est vrai que, devant le blocage de la situation, cette orientation offre l’avantage de placer ces dirigeants sur la scène kabyle comme les «incorruptibles» du moment, qui pourraient, à l’avenir, constituer la relève d’une classe politique locale bien défaillante.

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AHMED DJEDDAI: «LES ARCHS, UN CORPS ÉTRANGER GREFFÉ SUR LE MOUVEMENT CITOYEN»

Alger, septembre 2002 – Le premier secrétaire du Front des forces socialistes (FFS) estime que les élections locales ont beaucoup de chances de se dérouler normalement en Kabylie. Il rappelle que son parti s’oppose au pouvoir dans son ensemble, alors que la région constitue un enjeu dans les luttes d’influence au sein du régime.

Algeria Interface: Le FFS participera aux élections locales. Il rencontre des difficultés en Kabylie: locaux saccagés, meetings perturbés, etc. Le risque d’affrontements semble réel. Quelle évaluation faite-vous de la situation dans la région?
Ahmed Djeddaï: Nous savions que notre décision de participer aux élections gênerait certains acteurs politiques en Kabylie – qui ne représentent qu’eux-mêmes – ainsi que certains cercles du pouvoir. Cette région constitue un enjeu dans l’opération de rééquilibrage au sein du régime. Le régime est discrédité: les législatives du 30 mai – le taux d’abstention a atteint 80%, selon nos chiffres – ont montré la réalité du fossé qui le sépare de la population. La tentation est grande de maintenir un abcès de fixation en Kabylie. Le pourrissement intéresse beaucoup de gens au sein du pouvoir et certains de ses relais dans cette région…

Pouvez-vous identifier plus clairement les «cercles» et les «relais» que vous évoquez?
Ils se reconnaîtront! Notre challenge était d’empêcher la tchétchènisation de la Kabylie. Le pouvoir pourrait, en effet, y organiser une expédition punitive d’envergure en prétextant l’instabilité qu’elle connaît. Pour éviter un bain de sang, nous nous sommes dits que, contre l’éradication du politique, du débat, dans la région, notre rôle est de réhabiliter le politique et le débat contradictoire.

Votre participation aux élections ne semble pas unanimement acceptée en Kabylie. Il y a des manifestations d’hostilité envers le FFS…
Les échos qui nous parviennent de Kabylie sont favorables. Malheureusement, il existe des groupuscules ultra-minoritaires qui, ne pouvant pas s’imposer par le débat, tentent de terroriser la population par la violence, contre nos locaux, nos dirigeants et nos militants. Étant donné que nous ne répondrons pas à la provocation, que nous sommes – il ne faut pas l’oublier – la force politique dominante dans la région, nous ne pensons pas que les choses aillent plus loin que cela. Sauf s’il y a une grosse provocation dont les conséquences seraient incalculables…

Les médias rapportent des cas de démission de responsables du FFS, qui sont en désaccord avec la participation du parti aux élections. On évoque des cas de désistement de candidats…
Écoutez, certains journaux de la presse dite «indépendante» sont très partiaux: quelqu’un éternue au FFS et les voilà qui s’empressent de conclure que tout le parti a la grippe! Partout dans le monde, la confection des listes électorales suscite des contestations, du reste légitimes. La majorité des contestataires auxquels vous faites allusion émanent de gens qui se sont estimés «mal classés» sur nos listes ou dont la candidature n’a pas été retenue. Sur 7000 candidats, combien de désistements avons-nous enregistré? quarante, pas plus!

Vous avez justifié votre participation aux élections par la nécessité de ne pas céder la Kabylie à des «prédateurs» nommés par l’administration. Depuis les législatives que vous avez boycotté, la situation a-t-elle changé au point de justifier un tel changement de positions?
Les logiques d’une élection législative et d’une élection locale sont différentes. Les institutions nationales (Assemblée, Sénat, Présidence) sont rejetées par la population parce qu’elles n’ont pas répondu à ses préoccupations. Pour en avoir fait partie, pour y avoir été minoritaires, nous sommes bien placés pour dire que l’APN est une Assemblée aux ordres. Pour les élections locales, nous sommes partis de plusieurs convictions. La première est le risque réel d’une aggravation de la violence en Kabylie qui serait un prétexte à une intervention sanglante du pouvoir. La deuxième est que le seul espace qui échappe au pouvoir central est l’espace local. La troisième est que les municipalités sont le lieu de gestion du quotidien des Algériens qu’on ne saurait laisser aux mains de prédateurs désignés. La quatrième, enfin, est que ce sont nos élus qui, en Kabylie, ont tous aidé le mouvement citoyen à s’installer dans la durée: imaginez l’ampleur des dégâts si les municipalités échoient à des militaires ou à des gens liés aux services secrets!

Etes-vous optimiste concernant le déroulement des élections en Kabylie?
La Kabylie est une région qui, traditionnellement, vote peu. Au-delà du taux de participation qui serait enregistré, notre challenge est d’éviter les dérives violentes et de réhabiliter le libre débat politique. Si on en juge par la situation actuelle, il y aura certes des difficultés mais nous pensons que, globalement, les gens, exprimeront leur choix. Il y a, cela dit, une inconnue: le comportement de certains cercles du pouvoir qui voudraient embraser la région.

Hocine Aït Ahmed a évoqué un conflit entre le «clan présidentiel» et un «clan supra-présidentiel» qui, en utilisant certains «relais», voudrait faire capoter les élections en Kabylie pour affaiblir le président et l’empêcher de se représenter aux élections de 2004…
C’est un des éléments importants qui expliquent la situation actuelle en Kabylie.

En décidant de participer aux élections, ne craigniez-vous pas d’être assimilé à un soutien indirect au «clan présidentiel»?
Notre histoire et nos traditions sont là. Nous n’avons aucun problème avec la population ni avec les partis, fussent-ils, pour certains, manipulés ou liés aux services – et il y en a dans toutes les familles politiques. Notre problème est avec le pouvoir dans sa globalité, tous clans réunis, civils et militaires confondus! Le FFS prône une solution politique globale. Cette solution passe par une transition démocratique. Qu’est-ce que la «transition démocratique» sinon le passage d’un régime autoritaire, militaire, à un régime civil et démocratique, autrement dit le retrait graduel et négocié de l’armée du champ politique?

La contestation en Kabylie a vu la naissance d’une coordination inter-wilayas regroupant des comités de quartiers et de villages. Quelle appréciation faite-vous de l’action de cette coordination?
Nous avons travaillé à la dissidence citoyenne bien avant avril 2001. Dès avril 2001, le FFS a pris ses responsabilités. En mai, il a organisé deux manifestations grandioses qui ont rassemblé des centaines de milliers de citoyens, qui ont brisé le mur de la peur et permis de reconquérir le droit de manifester. Un mouvement citoyen formidable se constituait. On commençait à entrevoir la possibilité de son extension au niveau national. C’est à ce moment-là que nous avons assisté à la greffe d’une structure qu’on a appelé les «archs». Cela a été le point de départ d’une grosse manipulation visant à empêcher les partis d’être des acteurs dans ce mouvement et à ghettoïser la revendication citoyenne en la confinant à la Kabylie. Nous avons vu, par la suite, certains membres de cette structure se proclamer délégués de la population sans avoir jamais été élus et nous avons vu les médias s’ouvrir largement à eux. Un monstre a ainsi été greffé à une formidable mobilisation citoyenne.

Cette coordination a pourtant a mobilisé les foules pendant des mois…
Après 120 morts et 2000 blessés par balle, les gens étaient dans la rue, matin et soir, sans même avoir été appelés à manifester. Ils répondaient à tous les appels. Nous faisons la différence entre le mouvement citoyen et cette structure qui a été greffée dessus.

Est-ce que le FFS fait sienne la plate-forme d’El Kseur? L’accepterait-il comme une base pour un dialogue ou une négociation avec le pouvoir?
La plate-forme contient des revendications qui concernent toute l’Algérie. Le mouvement de protestation a touché 40 wilayas sur 48. Il a posé, partout, le problème des libertés et des droits. On ne peut pas régler les problèmes de la Kabylie sans régler la crise nationale. C’est pour cela que nous prônons une solution politique globale, détaillée dans notre mémorandum [rendu public en 2001, ndlr]. Nous y préconisons des mesures de détente et d’apaisement, prélude à une transition démocratique. La solution politique ne se limite pas, pour nous, à la plate-forme d’El Kseur.

Le FFS a été un élément central du bloc qui prône la réconciliation nationale. Sept ans après la signature du «contrat national», quel contenu donne-t-il à la «réconciliation»?
La concorde civile a été une fausse solution à un vrai problème. Elle a exclu le dialogue et la solution politique. Elle n’a rien réglé. Depuis la concorde civile, les morts se sont encore comptés par milliers. La réconciliation est aujourd’hui la possibilité de vivre ensemble dans un pays où les libertés seraient respectées, où elles puissent être exercées.

Les partis signataires du «contrat national» ne prennent plus, depuis longtemps, d’initiative commune. Le bloc «réconciliateur» semble s’être désagrégé. Cela signifie-t-il qu’il n’a plus de raison d’exister dans le contexte actuel?
Le contrat national n’était pas une alliance, mais un pacte politique. Chacun des partenaires a choisi, par la suite, sa propre voie. Il y en a, par exemple, qui ont appuyé le pouvoir! Aujourd’hui, il faut laisser de côté les divisions réductrices entre «réconciliateurs» et «éradicateurs». Ce qui intéresse les Algériens, c’est de vivre en paix, en démocratie, sous la protection d’une justice indépendante. Pour atteindre ce but, plusieurs segments différents de la société peuvent travailler ensemble.

Vous souhaitez que l’accord d’association entre l’Algérie et l’UE puisse être suspendu en cas d’atteinte aux droits de l’homme. Vous ne semblez pas vous intéresser beaucoup au contenu économique de l’accord…
Nous voulons que le volet économique de l’accord d’association soit conditionné par le volet politique, qui porte notamment sur la question des droits de l’homme. Nous avons proposé qu’il y ait une clause suspensive de l’accord en cas de dégradation avérée de la situation des droits humains. Nous voulons également qu’il soit institué un comité de suivi du volet politique de l’accord, comme il en existe pour le volet économique.
Il faut relever, sur le plan économique, que l’UE pratique une politique de deux poids et deux mesures. Les aides aux pays du sud de la Méditerranéenne, qui comptent 200 millions d’habitants, sont insignifiantes comparées aux aides à l’Europe de l’Est qui compte 80 millions d’habitants. L’UE a, par ailleurs, privilégié des accords bilatéraux alors que des accords multilatéraux auraient été plus indiqués pour encourager l’intégration maghrébine. Il faut aussi signaler la nécessité d’une véritable mise à niveau de notre économie avant d’ouvrir nos frontières aux marchandises européennes: sans cette mise à niveau, nous ne serons qu’un comptoir pour l’Europe! Il est enfin nécessaire de rappeler les conditions dans lesquelles cet accord a été signé par l’Algérie. La loi de finances complémentaire pour 2001 [qui a abaissé les tarifs douaniers] a été une vraie honte. Le FFS dénonce le manque de débat en Algérie sur l’accord d’association ainsi que le manque de débat entre l’UE et la société civile algérienne.

Interview: Yassin Temlali