Colloque 21 octobre 2000

Colloque 21 octobre 2000

17 et 18 octobre 1961: massacres d’Algériens sur ordonnance?

Introduction

O. Le Cour Grandmaison, président de l’association  » 17 octobre 1961 contre l’oubli « 

Mesdames et messieurs,

En tant que président de l’association  » 17 octobre 1961 contre l’oubli « , qui est à l’initiative de ce Colloque, je voudrais en ouvrir brièvement les travaux. Je commencerai par remercier Jean-Claude Lefort et Sophie Camard, son assistante parlementaire, sans l’aide et les conseils desquels nous n’aurions pas pu nous réunir dans cette salle. Or il était pour nous très important que ce colloque, consacré aux massacres d’octobre 1961, ait lieu en ces lieux. Non pas que nous ayons les uns et les autres un goût particulier pour les ors des salles officielles de la République, mais parce que 39 ans après les crimes commis par l’Etat, alors que s’impose encore l’arbitraire de la raison d’Etat que l’actuel Préfet de Police de Paris incarne à merveille et dont il est, envers et contre tout, l’un des défenseurs acharné, alors que prospère encore et toujours une  » histoire édifiante  » – la formule est de J-F. Lyotard – qui continue, à propos de ces événements à raconter le passé en nous racontant des histoires, il était important que cette initiative puisse se tenir dans cette salle de l’Assemblée Nationale. Important d’un point de vue symbolique car c’est une forme d’hommages rendus à celles et ceux qui ont été arrêtés, torturés et assassinés les 17 et 18 octobre 1961. Important d’un point de vue politique car c’est la preuve, en dépit des négations et des dénégations, en dépit des efforts entrepris par ceux qui travaillent encore à l’occultation de ces massacres qu’un premier pas vers la reconnaissance officielle, a été franchi comme en témoignent cette initiative et la diversité intellectuelle et politique de ceux qui y prendront aujourd’hui la parole, et qui soutiennent officiellement l’appel que nous avons lancé il y un an maintenant.

 » J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre.  » Le même ajoute  » Quoi qu’il en soit, on peut dire d’une manière générale que toutes les libertés politiques doivent être suspendues en Algérie.  » Qui parle ainsi ? De quand sont ces martiales et ces viriles déclarations ? De 1954, de 1961 ? Non, l’auteur de ces lignes n’est autre que le grand, que le célèbre, célébré et aujourd’hui consensuel Alexis de Tocqueville, observateur et analyste précieux, je le dis là sans aucune ironie, de la démocratie. C’est donc lui qui s’exprime ainsi en 1841 alors que commence, dans des conditions atroces, la conquête de l’Algérie. Dans des conditions atroces car ceux qui la mènent, massacrent, raflent, déportent massivement des populations et entendent ruiner et mettre à sac le pays pour anéantir la puissance d’Abdel Kadder et asseoir le propre domination.

Par ses écrits et ses prises de positions politiques, Tocqueville scelle les noces sanglantes de la pensée démocratique et de l’Etat d’exception en même temps qu’il nous oblige à jeter un regard nouveau sur la colonisation. Nouveau en ce sens qu’il nous contraint à réviser nombre de nos jugements. Plus fondamentalement et plus précisément aussi, il oblige à réviser nombre de nos catégories car à travers lui se révèle le fait troublant que l’Etat de droit n’est pas contradictoire avec les massacres et les crimes contre l’humanité, mais que les deux coexistent parfois, plus précisément l’un organise les seconds car c’est le même Etat qui, respectueux des droits fondamentaux pour ceux qu’il considère comme membres de la communauté nationale qu’il organise, se fait Etat d’exception permanent pour ceux qui n’en font pas partie. Ces derniers constitue donc un corps d’exception – j’emprunte le concept à Sidi Mohammed Barkat – sur lequel s’applique non la loi républicaine mais la violence et l’arbitraire de la loi martiale qui devient, pour ces populations, la règle. Autrement dit, ce que Tocqueville révèle, c’est le fait que cet Etat de droit, en tant qu’il est aussi un Etat colonial, se structure d’emblée comme un Etat de guerre et comme un Etat d’exception permanent parce qu’il est un Etat colonial justement. Il faut donc admettre, aussi singulier que cela puisse paraître, qu’il n’est plus possible à la lumière de cette histoire de penser de façon contradictoire l’Etat de droit et la tyrannie, l’Etat de droit et l’Etat de guerre, l’Etat de droit et la dictature. Ce n’est plus ou l’un ou l’autre mais l’un et l’autre et cela vaut pour le XIXeme siècle, pour les débuts de  » l’aventure coloniale  » comme certains osent encore l’écrire mais aussi pour le XXeme comme pour la dernière guerre d’Algérie, celle qui débute en 1954 et qui verra 2 Républiques, la IVeme et la Veme, organiser la torture systématique et les exécutions de masse, en Algérie et dans la métropole notamment. Ce détour ne nous éloigne pas de notre sujet, il nous y ramène au contraire. En effet, ce détour permet d’inscrire les massacres d’octobre 1961 dans une généalogie qui les éclaire et qui aide à comprendre qu’ils ne sont pas un accident ou une bouffée soudaine et irrationnelle de violences extrêmes mais la poursuite, au cour même de la capitale, de pratiques et d’exactions qui sont au fond la norme de cet Etat colonial, et ce depuis ses origines.

De là plusieurs conséquences. Si la commémoration est indispensable et nécessaire parce qu’elle a permis et permet encore, contre les  » assassins de la mémoire  » pour reprendre la belle expression de Vidal-Naquet, de lutter contre l’oubli politiquement et juridiquement organisé par ceux qui ont intérêt à ce que passé demeure occulté, elle n’est cependant pas suffisante. Il faut y adjoindre des revendications et des objectifs précis qui ont pour but la reconnaissance par la République et par les plus hautes autorités politiques de ce pays qu’un crime contre l’humanité a bien été commis par l’Etat en ces journées d’octobre 1961. En effet, les tortures, les exécutions sommaires et les disparitions pour des motifs raciaux, politiques et religieux ressortissent à ce type de crime comme l’indique sans ambiguïté l’art. 212-1 du nouveau code pénal dont je ne fais que reprendre ici les termes essentiels. Un mot sur ces disparitions car elles sont les marques du crime d’Etat et la preuve que ceux qui l’ont organisé ont immédiatement cherché à effacer les traces physiques de leurs forfaits selon une technique qui a été depuis massivement mise en ouvre sous d’autres latitudes, en Amérique Latine notamment. Cette technique consiste à faire disparaître les corps, à pratiquer les enterrements clandestins et anonymes dans des fosses communes ou dans des lieux tenus secrets. Alors, le mensonge peut prospérer et ceux qui le soutiennent peuvent même espérer qu’il devienne une vérité officielle qui se soutient de rapports eux aussi officiels. Certains historiens venant apporter leur caution de chercheurs et d’universitaires à ces enquêtes partielles pour ne pas dire partiales. En effet, à cause des disparitions, pas de corps, pas de preuves, pas de crimes donc, pas responsables non plus, pas d’événement dramatique mais de simples opérations de police, certes plus violentes que les autres mais qui n’ont fait que répondre à la violence du FLN. On connaît ces discours. Et miracle des disparitions, elles assurent l’impunité aux coupables, et elles font de ceux qui se battent pour la vérité et la justice des affabulateurs et des calomniateurs qui doivent rendre compte de leurs propos et de leurs écrits devant les tribunaux. Cela ne s’est pas passé à Buenos-Aires ou à Santiago du Chili, cela s’est passé en France, en 1961 et en 1999 à l’occasion du procès Papon contre Jean-Luc Einaudi. Oui, il y a bien eu crime contre l’humanité.

Responsable et coupable, l’Etat doit donc réparation à ceux qui ont été massacrés et cela passe, entre autres, par la reconnaissance du crime commis mais aussi par la construction d’un lieu du souvenir à la mémoire de ceux qui ont été assassinés. Telles sont les raisons qui nous ont conduit à lancer un appel dans ce sens et à organiser ce Colloque. Je précise que cet appel n’est plus aujourd’hui seulement le nôtre car il est maintenant officiellement soutenu par la fédération de Paris du Parti Socialiste, – nous attendons du Parti Socialiste qu’il se prononce en tant que tel-, par le Parti Radical de Gauche, par les Verts, par le Parti Communiste, par la LCR, LO, la CGT, l’Unef-id, le Mrap, de très nombreux responsables d’associations anti-racistes et de défense des droits de l’homme. Ces soutiens nombreux, et à ma connaissance sans précédent sur de telles revendications, ne sont pas pour nous une fin en soi car ils ne valent pas reconnaissance officielle et ils ne sauraient s’y substituer. De même ; on ne saurait se contenter de déclarations et de promesses aussi généreuses soient-elles, ces temps n’ont que trop duré, il faut maintenant, sur la base de ce mouvement, et comme cela s’est fait à propos d’événements d’une autre nature survenus dans un tout autre contexte, demander à l’Etat et à ceux qui en ont aujourd’hui la responsabilité ; la reddition totale des comptes à propos des massacres d’octobre et de la guerre d’Algérie. C’est à nos yeux la meilleure façon de rendre hommage à la mémoire des victimes, c’est à nos yeux la meilleure de servir la vérité et la justice, tels sont donc les objectifs que nous entendons poursuivre avec toutes celles et tous ceux qui ont signé l’appel et qui soutiennent notre action.

J’ajoute que ces deux initiatives – l’appel et cette réunion – ne sont pas l’épilogue de cette action mais le prologue d’un engagement que nous souhaitons unitaire en vue de la préparation du quarantième anniversaire de ces massacres oubliés. Je propose donc à toutes celles et à tous ceux qui sont présents, aux responsables de partis politiques et d’associations qui ont d’ores et déjà exprimé leur accord avec ces revendications, que nous mettions à profit les douze mois qui nous séparent encore de cette échéance pour renforcer et prolonger la campagne de signatures, en faire une véritable campagne nationale afin que nul ne puisse plus ignorer ce qui s’est passé, afin d’arracher aussi cette reconnaissance officielle et faire en sorte que le 17 octobre 2001 des rassemblements aient lieu à Paris mais aussi dans toute la France. Quant à nous, et une fois encore nous entendons là aussi agir dans l’unité, nous serons présents au cours de la campagne des élections municipales à Paris car c’est dans cette ville et dans ses banlieues que ces massacres ont eu lieu, c’est donc dans cette ville que doivent être construits un ou plusieurs monuments, c’est pourquoi ceux qui sont aujourd’hui candidats à la mairie de Paris doivent, selon nous, se prononcer et prendre d’ores et déjà l’engagement, s’ils sont élus, qu’ils feront droit à cette revendication. Yves Contassot qui conduit la liste des Verts dans la capitale a signé l’appel, nous nous adresserons dans les jours qui viennent à tous les autres candidats d’organisations démocratiques pour qu’ils se déterminent sur la question de la mise en place d’un ou de plusieurs lieux de mémoire.

Enfin et pour conclure, on ne saurait oublier la question essentielle de l’accès aux Archives puisque le Préfet de Police de Paris vient de refuser, une nouvelle fois, à J-L. Einaudi la possibilité de les consulter. Au mépris d’une circulaire des services du Premier Ministre qui demandait aux Préfets de répondre dans un délai maximal de trois mois aux demandes individuelles de consultation des archives, les services de Monsieur Philippe Massoni ont mis presque 2 ans pour répondre à la demande qui leur était adressée. Au mépris des déclarations du Premier Ministre et de Mme Catherine Trautmann qui avait exprimé, en tant que Ministre de la Culture, le souhait de  » faciliter les recherches historiques sur la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961 et plus généralement sur les faits commis à l’encontre des Français musulmans d’Algérie durant l’année 1961 « , le préfet de Police continue donc de soumettre l’accès aux archives à l’arbitraire de son bon vouloir en considérant visiblement que ces dernières constituent une sorte d’Etat dans l’Etat qui doit échapper aux dispositions communes. De deux choses l’une, soit le préfet agit de son propre chef et cela est grave et inacceptable, soit il agit avec l’aval de son ministre de tutelle et d’une certaine façon c’est plus grave et plus inacceptable encore. Là aussi, les déclarations ne suffisent plus, elles doivent être maintenant suivi d’effets et les pouvoirs publics doivent dire clairement ce qu’ils comptent faire et faire ce qu’ils ont dit. Le Mrap a demandé à être reçu par le Ministre de l’Intérieur, fort bien je propose quant à moi, que cette démarche se fasse dans l’unité, c’est le gage de notre réussite sur cette question précise mais c’est aussi le gage de notre réussite pour la reconnaissance des crimes et l’obtention de lieux de mémoire.

Olivier Le Cour Grandmaison, président de l’association  » 17 octobre 1961 contre l’oubli « 

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