La revanche de Bouteflika

La revanche de Bouteflika

L’Express du 05/08/1999, par Sylvaine Pasquier, Mina Baki

Cela faisait vingt ans que l’ancien protégé de Boumediene attendait son heure. Depuis son élection, il a imposé sa marque. Et s’emploie à pacifier le pays.

Rude tâche

Le candidat Bouteflika pendant la campagne pour la présidentielle, en avril 1999. Sur le tarmac de l’aéroport Houari-Boumediene, tandis qu’il accueille, le 12 juillet, ses invités au 35e sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), Abdelaziz Bouteflika, un sourire éclatant aux lèvres, savoure son triomphe. Etreintes, embrassades, accolades: rayonnant, il tient la main du Tanzanien Julius Nyerere, se dépense en affabilités chaleureuses à l’égard de son homologue tunisien, l’ombrageux Ben Ali, qui pose le pied sur la terre algérienne pour la première fois depuis 1990. Le chef de l’Etat n’a pas ménagé ses efforts pour transformer cet événement – inscrit depuis deux ans sur l’agenda algérien par Liamine Zeroual, son prédécesseur – en apothéose personnelle. Il a envoyé une douzaine d’émissaires un peu partout sur le continent, afin de convier en son nom les leaders de l’Afrique. Abdelkader Bensalah, qui préside l’Assemblée populaire nationale, est chargé de convaincre le colonel Muammar Ka-dhafi, qui boudait l’OUA depuis 1975. Ce dernier refuse de lui donner audience. Qu’à cela ne tienne! Bouteflika dépêche à Tripoli une délégation de haut niveau où figure l’ancien président Ahmed Ben Bella, ami de longue date du «Guide» et partisan indéfectible, des années durant, de la levée de l’embargo contre la Libye. Il n’y a guère que Nelson Mandela, trop délicat pour voler la vedette à son successeur, qui déclare forfait.

Affluence record et pari gagné. Bouteflika se pose en rassembleur du continent. Et rappelle, au passage, qu’au temps où il était chef de la diplomatie algérienne (1963-1979) l’Afrique parlait d’une seule voix. Elu sans gloire le 15 avril, ses adversaires s’étant retirés avec éclat la veille du scrutin, «Boutef», comme l’appellent les Algériens, a imposé, d’emblée, un changement de style et de ton. Accoutumé à des dirigeants qui avaient fait du silence une vertu et de la distance une méthode de gouvernement, le pays s’essouffle à le suivre, bousculé par ses harangues impérieuses, théâtrales, où affleure un narcissisme exacerbé.

Voilà vingt ans que Bouteflika attend son heure. En 1979 déjà, il était candidat à la succession de son mentor, Houari Boumediene. la hiérarchie militaire lui a préféré Chadli Ben-djedid. En 1994 encore, il a pu croire, une heure durant, qu’il touchait enfin au but. Mais il aurait alors posé des conditions – les pleins pouvoirs et le dialogue avec les islamistes – jugées inacceptables par les chefs de l’état-major. Aujourd’hui, le pouvoir a pour lui le goût de la revanche. Il avait un passé, il entend se tailler un destin historique, en restaurant la «concorde civile» dans une Algérie suppliciée par sept ans de guerre fratricide. «Je ferai la paix», martèle-t-il à la moindre occasion. Sur la défensive, les partis d’opposition voient leur marge de manoeuvre singulièrement réduite. Qui s’aviserait de récuser un tel projet, au risque d’apparaître à l’opinion comme l’artisan d’une reconduction infinie de la violence?

Omniprésent sur «l’Unique», la télévision nationale, désormais sous le contrôle direct de la présidence, «Bouteflika est un dribbleur en politique, estime un vétéran du Maghreb, difficile à contrer».

Il a déjà vécu quatre vies

Amorcée depuis deux ans par les militaires, la trêve avec l’Armée islamique du salut (AIS), bras combattant du FIS, était au point mort à son arrivée. L’armée, en Algérie, on ne le sait que trop, prend les décisions, mais répugne à en assumer la gestion politique. L’ex-président Liamine Zeroual aurait refusé de souscrire à l’amnistie qu’exigeait l’AIS – l’une des raisons qui sous-tendrait son départ anticipé. Bouteflika, lui, l’endosse avec aplomb. Virtuose dans l’art de se mettre en avant, il revendique la paternité de l’initiative, rebaptisée «concorde civile». Ses effets d’annonce sont loin, pourtant, d’être toujours suivis de résultats tangibles. Si l’état d’urgence n’est pas levé, si Abassi Madani, le nº 1 du FIS, n’est toujours pas libéré, c’est que les décideurs militaires rechignent à y consentir. «Sur des cas très concrets, Bouteflika montre qu’il se soumet, pour l’instant, à l’armée, estime Luis Martinez (1), chargé de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques (Centre d’études et de recherches internationales [2]). Reste à savoir s’il osera ou non, à l’avenir, surmonter les interdits qu’on lui pose. Admettons même qu’il parvienne, d’ici à un ou deux ans à mettre d’accord tous les protagonistes, rien ne garantit qu’il ne sera pas destitué, l’armée voulant se débarrasser d’un « sauveur de la nation » par trop encombrant.»

Alger, février 1978. Boumediene et Bouteflika, lors de la réunion du Front du refus Abdelaziz Bouteflika a déjà vécu quatre vies. La première commence avec sa naissance, en mars 1937 à Oujda, au Maroc, où ses parents, originaires de Tlemcen, tenaient un bain maure. La deuxième démarre en 1956, lorsqu’il rejoint l’Armée de libération nationale (ALN), qui a établi son «commandement opérationnel de l’Ouest» dans la zone frontalière marocaine. Le chef du PC d’Oujda est un transfuge de l’université al-Azhar du Caire, que l’on connaît sous son nom de guerre: Houari Boumediene. Il repère ce gamin aux yeux bleus étincelants, de cinq ans son cadet. Très vite, Bouteflika s’intègre au cercle restreint de ses fidèles. Des années plus tard, il parlera à un officiel français de «l’odeur enivrante de la poudre» – aveu implicite qu’il humait plus souvent l’air des bureaux de l’état-major. A la fin de 1960 il est sur la frontière algéro-malienne, chargé, avec une poignée de commandants, d’ouvrir un front sud, en soulevant les populations sahariennes. Il tombe malade, mais l’expédition lui vaut un titre de gloire. A l’ambitieux surnom qu’il s’est choisi, Si Abdelkader, on ajoute désormais El Mali, le Malien.

A Paris, de Gaulle est pressé d’en finir. De l’autre côté de la Méditerranée, la crise s’aggrave entre le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), établi à Tunis, et l’état-major général de l’ALN, qui l’accuse de faire le jeu de la France. Le colonel Boumediene, qui en a pris la direction, cherche à mettre de son côté les leaders «historiques», emprisonnés au château d’Aulnoy, dans le nord de l’Hexagone. On est en février 1962. Si Abdelkader est chargé d’établir le contact. Muni d’un passeport marocain, le jeune homme réussit à se faire passer pour le parent d’un des détenus. Boudiaf et Aït Ahmed se méfient, mais Ben Bella l’écoute, conscient sans doute que l’armée est le plus sûr atout dans la course au pouvoir. Au demeurant, il est bluffé par le personnage: «Dis-moi, Abdelaziz, il y en a beaucoup des comme toi à l’ALN?» Peu après les accords d’Evian, quand Ben Bella, mis hors la loi par le GPRA, réapparaît à Tlemcen, la presse découvre, dans la coalition qui l’entoure, un gringalet moustachu, de taille moyenne, capitaine de l’ «armée des frontières», qu’on appelle à la rescousse, à tout bout de champ, comme le petit dernier de la famille. Ben Bella placé à la tête de l’Etat, le ministère de la Défense échoit à Boumediene. Bouteflika, lui, reçoit celui de la Jeunesse, des Sports et du Tourisme.

En mai 1963, le destin joue sa troisième vie. Au terme d’une visite officielle chaotique à Alger, Nasser, à bord de son yacht, regagne Le Caire. C’est alors qu’est rendue officielle la mort de Mohamed Khemisti, chef de la diplomatie algérienne, sauvagement poignardé quelques jours auparavant. Qui prendra la relève? A la surprise générale, Ben Bella désigne l’émissaire d’Aulnoy. «En réalité, c’est Boumediene qui a imposé Bouteflika à ce poste, confie André Pautard, alors correspondant particulier du Monde en Algérie. Il plaçait déjà ses pions. Certains mettront du temps à le comprendre.» Entre alors en scène celui que les médias internationaux surnomment déjà «le plus jeune ministre des Affaires étrangères du monde».

Il a 26 ans. Amateur de jolies femmes, il s’habille à Paris chez Renoma – revers et cravates larges comme la main – porte gilet et talonnettes. En 1969, il arrache à François-Xavier Ortoli, alors ministre du Développement industriel, un acompte de 675 millions de francs sur les arriérés d’impôts que l’Algérie réclame aux pétroliers français. Ce jour-là, racontent Pierre Péan et Jean-Pierre Sereni dans Les Emirs de la République (Seuil), le flamboyant Bouteflika glisse 500 francs de pourboire – le Smig de l’époque – au coiffeur du Hilton Suffren, médusé. Deux ans plus tard, quand Boumediene décide de nationaliser le pétrole, il prépare l’opération sans le concours de son ministre. Hormis leur goût commun pour les havanes, les deux hommes sont aux antipodes l’un de l’autre. C’est Bouteflika qui aurait présenté à l’ascétique colonel une avocate algéroise, Anissa. Apprenant que Boumediene décide de l’épouser, le play-boy diplomate boude ostensiblement. L’intruse dérange la vieille complicité héritée d’Oujda. Bouteflika reste un célibataire endurci, malgré les rumeurs d’épousailles avec une Tlemcenienne de trente ans sa cadette, qui ont couru, cette année, avant la présidentielle.

Sens de la tactique

S’il garde une aura, il la doit à ses coups d’éclat diplomatiques. En 1974, alors président de l’Assemblée générale des Nations unies, il accueille Yasser Arafat, dirigeant de l’OLP, avec les honneurs dus à un chef d’Etat. Mieux: il expulse les représentants de l’Afrique du Sud alors sous le régime de l’apartheid. Washington et ses alliés enragent. Au demeurant, le ministre avait la réputation d’être pro-occidental – relativement, du moins, aux outrances de l’époque. Mais les clivages essentiels, pour lui, se situent entre pays riches et pays pauvres. «Quand il cesse de nous insulter cordialement, constate un ancien spécialiste des questions algériennes, on croit qu’il nous aime bien. Erreur. L’anti-occidentalisme n’a pas disparu. Dans le sillage de Boumediene, il avait acquis une vision de la révolution – et de l’Algérie elle-même, phare du tiers-monde, à l’avant-garde des pays dits non alignés – plus cohérente que celle de Ben Bella et de son populisme brouillon.

Sa famille politique reste le nationalisme. A l’égard du reste du monde arabe, il manifestait alors un mépris à peine voilé; tenait les régimes voisins, Tunisie et Maroc, pour le comble de l’abomination; vomissait les pétromonarchies du Golfe.» Des années plus tard, il deviendra pourtant conseiller officieux de l’émir du Qatar. «Ne confondons pas politique et destin personnel: 50 000 ou 100 000 dollars par mois ne signifient pas qu’il ait cédé sur ses convictions.» Paradoxe, c’est aujourd’hui auprès des dirigeants du Golfe que le président algérien sait pouvoir trouver ses meilleurs appuis. Ils lui savent gré d’offrir une sortie de crise négociée aux islamistes.

Par ailleurs, l’Algérie a le sentiment, actuellement, d’avoir laissé échapper, il y a une dizaine d’années, les subsides du Golfe, dont profitaient le Maroc, la Tunisie, l’Egypte, la Syrie… En plus d’une ténacité légendaire – soulignée sur un ton aigre-doux par la presse française de 1967, lorsqu’il obtint de Paris que la dette algérienne soit ramenée de 6 milliards de francs à 400 millions – l’un des atouts de Bouteflika est de maintenir le contact avec l’adversaire, quoi qu’il advienne.

Dans l’affaire du Sahara occidental, il s’aligne sur les positions intransigeantes de Boumediene à l’égard du Maroc. Pour autant, même au plus fort des tensions, il ne manquera jamais d’adresser ses voeux à Hassan II. Peu après son élection, averti par des investisseurs étrangers qu’il était plus que temps de stabiliser les relations entre les deux pays, Bouteflika envoyait une lettre au souverain. En Algérie, elle est jugée trop déférente, digne d’un «sujet marocain»! La disparition du monarque ajourne la réouverture de la frontière algéro-marocaine, attendue avec impatience par l’Oranie. Sans perdre le sens des réalités, à la faveur des obsèques, le 25 juillet à Rabat, le chef de l’Etat algérien serre ostensiblement la main d’Ehud Barak, le Premier ministre israélien… Lorsque Boumediene meurt, en 1978, il faudra que Bouteflika se batte pour prononcer l’oraison funèbre – contre les chefs de l’armée et Kasdi Merbah, alors patron de la Sécurité militaire, qui veulent l’en empêcher. La disgrâce se profile, suivie d’une éclipse de vingt ans, sa quatrième existence.

Dessaisi de la diplomatie, exclu du bureau politique, puis du comité central du FLN, il s’exile en Suisse. L’heure est à la «déboumedienisation». La Cour des comptes lance une enquête sur sa gestion des fonds publics: chaque année, les ambassades algériennes qui avaient des reliquats budgétaires étaient priées de les transférer sur un compte en Suisse – certains témoins de l’époque affirment que ce compte était au nom personnel de Bouteflika. Ce dernier riposte qu’il fallait bien financer les mouvements de libération. Il aurait restitué une partie du magot au Trésor, obtenant en contrepartie du général Larbi Belkheïr, chef de cabinet de Chadli, le versement de sa retraite de ministre. Aujourd’hui, Belkheïr s’est mis au service de «Boutef». Cinquième coup de gong: c’est le retour au pouvoir. «Je ne le trouve pas tellement changé, souligne Michel Jobert, chef de la diplomatie française dans les années 70, en l’honneur duquel son homologue algérien offrit un jour un somptueux méchoui dans un grand hôtel parisien. Il a toujours eu de la volonté et le sens de la tactique.» La réconciliation nationale, dont il a fait son projet politique, s’annonce déjà comme la mission la plus délicate de sa carrière.

Sortir le pays de l’isolement

Comment lever la dette de sang? Les familles des victimes du terrorisme, qui réclament justice, sont révulsées par la perspective d’une amnistie. «C’est cependant la seule issue à une guerre civile, estime Luis Martinez. Si l’on n’agit pas ainsi, ceux qui ont vécu de la violence l’entretiennent sans limites par peur d’être jugés.» Pour l’heure, les obstacles à la réconciliation sont plus visibles que le processus lui-même. Il faut rallier les maquisards les plus extrémistes, en particulier le GIA d’Antar Zouabri, ce qui est loin d’être acquis. Sans parler d’Ali Belhadj, le nº 2 du FIS, et caution du djihad, dont le radicalisme s’est encore aiguisé sous les verrous. Il réclame sa propre libération avec hauteur, soutenant que l’Etat est seul responsable de la violence. Du côté des militaires, certaines unités du général Mohammed Lamari renâclent. «A défaut de preuves formelles, il y a des signes sur le terrain, constate Luis Martinez. Dans la région de Jijel, l’AIS est l’objet de provocations, comme si on voulait la pousser à rompre le cessez- le-feu.» De source proche des milieux dirigeants, on annonce des remaniements importants au sein de l’armée. A plusieurs reprises, Bouteflika s’est paré du titre de ministre de la Défense, qui ne figure pas parmi ses attributs constitutionnels. «Il veut faire ce qu’a fait Boumediene: mettre les militaires hors du pouvoir», commente un observateur familier du personnage. Mais toucher aux généraux, c’est menacer les filières de prélèvement qu’eux-mêmes, parmi d’autres, ou leurs proches contrôlent dans la vie économique algérienne – «un système aux adhérences considérables», estime Michel Jobert. Cependant, des imams redressent la tête, fustigent soudain les «dépassements» vestimentaires des Algériens – shorts et robes légères – dans la touffeur de l’été. A Médéa, ils auraient tonné contre les paraboles, comme au début des années 90. La presse indépendante s’alarme, en particulier Le Matin, aux avant-postes de la critique. L’insolence de son chroniqueur, Sid Ahmed Semiane, dit «SAS», déplaît en haut lieu.

Les rappels à l’ordre tombent. Les religieux s’en mêlent: à la mosquée Rahma, à Alger, le vendredi 16 juillet, un prêcheur se déchaîne contre le quotidien. C’est dans cette atmosphère qu’est intervenue la visite officielle d’Hubert Védrine à Alger. Les relations entre les deux pays, comateuses depuis l’affaire de l’Airbus d’Air France, fin 1994, et la rencontre avortée, l’année suivante, entre Chirac et Zeroual, en marge d’une Assemblée générale de l’ONU, entrent, semble-t-il, en phase de réanimation. Après quelques échanges acrimonieux au lendemain du scrutin présidentiel. Paris s’étant permis d’exprimer sa «préoccupation», Bouteflika, piqué au vif, réplique vertement. Puis il change soudain de rhétorique, appelant de ses voux une «arche de concorde» d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Il est vrai, peu après avoir reçu un message de Jacques Chirac dont la teneur n’a pas été révélée.

Tributaire du pétrole, un temps à moins de 10 dollars le baril, le pays a évité de justesse un nouveau rééchelonnement de sa dette. En 1994, la France avait aidé Alger à négocier au mieux avec ses créanciers internationaux. L’embellie actuelle sur les cours du brut luioffre un répit. Mais si d’aventure il fallait revenir devant le FMI, mieux vaut sans doute pouvoir compter sur Paris. Par ailleurs, Bouteflika a l’ambition de sortir son pays de l’isolement – ce qui signifie le retour à Alger des compagnies aériennes étrangères – à commencer par Air France – et un accès moins restrictif aux visas pour l’Europe. Tout à son offensive de charme, il s’exprime publiquement en français, au mépris de la loi sur l’usage de l’arabe, cite de Gaulle, Napoléon, «mon ami Chirac»… La balle est désormais dans le camp de la France – qui n’a plus de «politique algérienne». En définir une, c’est miser sur le pari d’un homme qui est loin d’avoir surmonté tous les obstacles.

(1) La Guerre civile en Algérie (éd. Karthala).

(2) Web: www.ceri-sciencespo.com

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