Faut-il boycotter l’Année de l’Algérie en France ?

Faut-il boycotter l’Année de l’Algérie en France ?

Débats et manifestations contribueront à lever l’opacité du régime. Un soutien aux démocrates

Par Lahouari Addi, Libération, 9 janvier 2003

Lahouari Addi est professeur à l’IEP de Lyon,membre de l’Institute for Advanced Study, Princeton (Etats-Unis). Dernier ouvrage paru : «Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le paradigme anthropologique kabyle et ses conséquences théoriques», La Découverte, 2002.

De nombreux artistes et intellectuels ont choisi de boycotter les manifestations culturelles organisées dans le cadre de l’Année de l’Algérie en France. Des chanteurs comme Idir, Takfarinas… ont décidé de ne pas y prendre part en solidarité avec le mouvement citoyen de Kabylie réprimé par un pouvoir aussi brutal qu’occulte. Ce choix est respectable, mais il existe d’autres options qui rendraient plus service aux démocrates en Algérie, celles notamment d’organiser des galas en faveur des victimes de la répression en Kabylie et du terrorisme, en faveur des familles de disparus, des prisonniers d’opinion, etc. Les victimes du régime militaire se comptent par centaines de milliers et elles ont besoin d’un geste de réconfort pour rappeler ce qu’est la solidarité nationale et la solidarité humaine.

Le pouvoir en Algérie espère ne faire entendre qu’un son de cloche pour anesthésier l’opinion publique et promouvoir sa propagande pour montrer un visage idyllique de l’Algérie et faire oublier les centres de torture, les mutineries sanglantes dans les prisons, les exécutions sommaires et pour étouffer les voix qui demandent justice pour les familles des disparus et pour les victimes du terrorisme. Mais à vouloir trop mentir, le pouvoir est pris dans son propre piège et l’Année de l’Algérie contribuera contre sa volonté à lever l’opacité d’un régime qui permet à la progéniture des généraux, qui dans le médicament, qui dans les céréales, de s’approprier le monopole du commerce extérieur. Boycotter l’Année de l’Algérie, c’est rendre service à la mafia politico-financière qui a mis en coupe réglée l’économie du pays.

C’est pourquoi les intellectuels devraient profiter de cette occasion en or pour organiser des tables rondes, des colloques, des journées d’études sur l’histoire de l’Algérie, sur la société et ses contradictions, sur les difficultés de la vie quotidienne dans les centres urbains, sur le système scolaire, sur l’économie et l’échec des réformes, mais aussi sur les obstacles de la transition démocratique après les émeutes d’octobre 1988. Parler sereinement de l’Algérie, de ses drames, de ses espoirs, des attentes de sa jeunesse, c’est aider le mouvement démocratique dans toutes ses composantes à émerger et à s’imposer aux militaires qui refusent l’autonomie de la société civile. L’enjeu tourne autour de la souveraineté que les généraux dénient à l’électorat à qui ils imposent de faux députés corrompus.

L’Année de l’Algérie en France devrait être celle de la société civile algérienne étouffée par la Sécurité militaire qui la surveille en pourchassant ses éléments représentatifs, les harcelant et les emprisonnant, comme c’est le cas aujourd’hui de Belaid Abrika et de ses amis dont le seul tort est d’avoir exprimé des revendications légitimes d’une région sous la répression depuis bientôt deux ans. L’Année de l’Algérie en France sera celle de la plate-forme d’El-Kseur, la revendication politique nationale la plus claire et la plus importante depuis l’indépendance du pays, et qui trace la voie vers une transition démocratique pacifique, seule solution à la crise sanglante qui secoue le pays depuis onze ans. Les démocrates algériens ont besoin de l’appui des démocrates de par le monde pour faire pression sur l’un des plus vieux régimes autoritaires du monde. Le destin dans ce pays n’est pas entre la dictature militaire et le fanatisme religieux comme le pensent ceux qui croient choisir le moindre mal. La dictature militaire nourrit l’islamisme et inversement. Se débarrasser de l’une, c’est neutraliser l’autre.

L’Année de l’Algérie doit être marquée par des débats sans tabous, y compris sur les activités occultes de la Sécurité militaire et ses liens vrais ou faux avec les terroristes du GIA qui ont assassiné tant de personnes innocentes : villageois, intellectuels, artistes, étrangers, moines, etc. Ce devrait être l’occasion pour les ONG de droits humains (Amnesty International, FIDH, Human Rights Watch, RSF…) de tenir des stands pour exposer les résultats de leurs démarches auprès des autorités algériennes sur les questions de la torture, des disparus et des victimes du terrorisme.

L’information est un élément déterminant pour la gouvernance d’un pays et il est important de fournir à l’opinion publique les éléments nécessaires pour connaître ce régime opaque cooptant des civils incompétents et corrompus (Ghozali, Ouyahya, Réda Malek, Benflis, Bouteflika), qui lui donnent une apparence de crédibilité civile à l’extérieur. La dictature militaire en Algérie est née avec l’assassinat en 1957 de Abbane Ramdane à qui il a été reproché d’avoir inscrit dans les textes du congrès de la Soummam la suprématie du politique sur le militaire. Attribué à l’armée française dans un communique faisant état de la mort du héros national au champ d’honneur, cet assassinat n’avait pas été assumé à l’époque. Depuis, les militaires algériens ont appris à se débarrasser de ceux qui les gênent tout en leur rendant hommage dans des communiqués trompeurs, poussant le cynisme jusqu’à organiser des obsèques officielles (cas de Mohamed Boudiaf et de Kasdi Merbah).

Que l’Année de l’Algérie soit l’occasion pour contribuer à la transparence dans un pays où ceux qui exercent le pouvoir ne gèrent pas et ceux qui gèrent n’ont pas le pouvoir. Qu’elle soit l’année de la transition démocratique, de la paix retrouvée et de l’amitié des peuples algérien et français.  »