Daho Djerbal: «Il faut inventer de nouvelles formes de représentation politique»

Daho Djerbal, historien et directeur de la revue NAQD à la Tribune

«Il faut inventer de nouvelles formes de représentation politique»

 

Par Noureddine Azzouz et Ahmed Kaci, La Tribune, 13 décembre 2001

LA TRIBUNE : L’Algérie donne l’image d’un pays qui va dans tous les sens. Ne pensez-vous pas que c’est là le signe d’une crise ?

Daho Djerbal : Je crois, en effet, que nous sommes au cœur d’une crise politique profonde. Elle est nourrie par une transition qui n’arrive pas à aboutir, en dépit du temps long qu’elle a pris.

Quels sont les éléments constitutifs de cette transition et pourquoi n’a-t-elle pas abouti ?

Je poserai la question autrement mais je dirais que, au fond, le processus de transition a commencé durant les années quatre-vingt. A l’époque, les sphères du pouvoir ont pris la décision de passer d’une économie dirigée et administrative, du système du parti unique à une nouvelle forme d’administration et une nouvelle forme de pouvoir tournée vers la libéralisation. En tout cas, en contradiction avec ce que l’Algérie a connu durant les années soixante-dix.

Pourtant, on a l’impression que ce passage est plus récent…

Certes, mais ses jalons fondamentaux remontent au début de la décennie quatre-vingt. La décision de passer d’un modèle à un autre a été prise comme un coup de force. L’entrée de l’Algérie dans une sorte de libéralisme sauvage a ouvert des perspectives de transfert et de conversion de la rente en une nouvelle forme d’activité économique surtout marchande et spéculative.

Que s’est-il passé ?

Ce qui s’est passé, tout le monde le sait : on a créé de nouvelles conditions sociales qui ont été plus marquées par la mise au chômage massive d’une masse importante de travailleurs salariés. C’est la conséquence d’un phénomène particulier qui a consisté, durant une dizaine d’années, à faire glisser les centres de gravité de la société et du pays des sphères de la production et de l’investissement dans le secteur industriel plus ou moins productif vers les secteurs de l’échange et de la spéculation.

Ce passage a abouti à une impasse…

Le blocage est apparu parce que les conditions qui permettaient ce passage ont été remises en question : les conditions internationales de l’échange, la chute des cours du pétrole, la chute du taux de change du dollar, le renchérissement des crédits ont vite entraîné le pays vers une crise de l’endettement. Vers la fin des années quatre-vingt, le pays s’est trouvé confronté à une série de blocages et de crises importantes qui ont été liées à la fois au domaine de l’économique, du social et du politique. Il n’y avait pas d’issue.

La fin de la décennie quatre-vingt correspond, dans l’imaginaire algérien, aux réformes que Chadli a tenté d’imposer…

La vérité est qu’on a commencé à se demander si la réforme du parti dominant de l’époque ne constituait pas une issue à la crise. La pratique de l’époque a été d’introduire des réformes internes au FLN en laissant à l’intérieur du parti des marges de manœuvre et d’expression aux courants et aux opinions qui traversaient le parti à l’époque. Mais ces tentatives ont échoué.

Pourquoi cet échec ?

L’option de la réforme interne a échoué parce que des agents nouveaux commençaient à apparaître dans la société et à se constituer en tant que force. Des couches sociales nouvelles auxquelles appartiennent des entrepreneurs, des gens des couches moyennes et une partie de l’intelligentsia ont commencé à émerger et à poser un certain nombre de revendications. Ces nouveaux agents, qui sont nés du fait de la politique des réformes, n’ont pas trouvé de champ d’expression conforme à leur identité propre et à leur vision de la société. Je dirais qu’il n’y a pas eu d’adéquation entre les formes traditionnelles de la représentation politique et les formes nouvelles qui étaient en train d’émerger dans la société algérienne par l’intermédiaire de ces acteurs nouveaux.

D’où la grande crise qui a précédé les événements d’Octobre 1988…

La crise éclate à la fin des années quatre-vingt. Mais la crise éclate surtout a cause de l’absence, dans les sphères du pouvoir, d’un consensus sur la sortie de crise.Rétrospectivement, on peut imaginer trois scénarios qui ont été discutés à ce moment-là : le premier scénario a été de poursuivre la libéralisation tout en gardant la primauté au secteur étatique. Autrement dit, s’ouvrir légèrement à des représentations nouvelles mais tout en gardant au FLN une part prépondérante. C’était là une solution plus ou moins conservatrice. Le second scénario a été le libéralisme et l’ouverture tant sur le plan politique que sur le plan économique : multipartisme et perte de la primauté de l’Etat et du parti unique devaient concrétiser ce scénario. Le troisième scénario, enfin, a été un courant intermédiaire, hamrouchien, qui a tenté de réformer à la fois l’économie et le politique mais tout en gardant une forme dominante à l’Etat et à ses représentations.

On constate avec effarement qu’aucun scénario n’a abouti et que le pays est resté dans une espèce de valeur inconnue…

L’accord n’a pas été acquis, en effet. La raison ? Le transfert et la conversion des gens qui détenaient le pouvoir n’étaient pas encore faits à ce moment-là. Et il n’a pas eu lieu. L’épreuve du rapport de force entre tous ces courants présents n’a pas été décisive. Les courants se sont affrontés par mouvements interposés en infiltrant, en instrumentalisant, en faisant agir des forces sociales à la fois islamistes ou partisanes organisées. Mais sans aller jusqu’à provoquer une décantation définitive du champ politique.

Et Octobre 1988 ?

Octobre 1988 est l’expression au grand jour d’un premier règlement de comptes qui devait aboutir à une solution intermédiaire : la nouvelle Constitution de février 1989. Pluripartisme, ouverture de la presse, etc.

La Constitution de 1989 n’a pas abouti. Déjà, l’ex-FIS l’a, d’une certaine manière, fait avorter avant de disparaître lui-même de la scène. Après 1992, elle a été remise en cause par Liamine Zeroual dont la Constitution de 1995 est elle-même remise en cause aujourd’hui par le président Bouteflika. Mais le problème est resté le même. Pourquoi ?

Il faut tirer les choses au clair : la revendication démocratique ne peut pas être décrétée d’en haut : ni par des plates-formes ni par des chartes. Elle doit émaner de forces qui sont réellement des forces démocratiques dont le préalable incontournable est de poser la question fondamentale : celle qui concerne la source de la souveraineté. Cette source de la souveraineté doit s’exprimer par le suffrage et se matérialiser aussi par des formes de représentation réelle des citoyens et des groupes d’intérêts. Or, la revendication démocratique -et c’est ça le problème de l’Algérie- s’est posée jusqu’à présent par en haut : soit par l’Etat soit par les sphères dirigeantes au sein du pouvoir.

Nous avons quand même des partis qui s’expriment, non ?

L’émergence de partis différents, d’opposition, n’est pas un indicateur pertinent et suffisant, en tout cas pour mesurer la démocratie. Il est nécessaire mais pas suffisant. Parce que le principe démocratique institutionnel et le fonctionnement social, historiquement en Algérie, a toujours fonctionné par le haut vers le bas. Quand il y a eu émergence de nouveaux partis, tout s’est passé comme si le parti unique s’est surmultiplié en plusieurs partis. Le problème démocratique s’est posé à l’intérieur même des partis et les événements récents dont nous avons été témoins ont montré que chaque fois que les partis posaient la question de la représentativité à l’intérieur même des partis, des crises ont éclaté entre les présidents de parti, les secrétaires généraux ou un certain nombre de cadres. Les solutions, on l’a vu presque de manière systématique, ont été des solutions autoritaires et non démocratiques.

On a l’impression qu’il y a mimétisme par rapport à l’ancien parti unique ?

Absolument. Ce n’est pas la multiplication des associations et des partis, des acteurs la société civile qui serait un facteur suffisant pour décréter si oui ou non la société est démocratique. Ce n’est pas le nombre qui compte, c’est la capacité ou non de créer une dynamique de changement.

Pouvez-vous préciser ?

La question démocratique se pose autant à l’Etat et à son fonctionnement qu’à la société elle-même avec ses formes de représentation. La preuve est que chaque fois qu’il y a un événement majeur en Algérie, les partis montrent leur incurie, leur impéritie et leur inefficacité à faire face. Ce fait est assez significatif. Il témoigne du fait que la société est encore dans la phase du prépolitique.

Le grand débat dans la presse a été : «Où était la classe politique lors de la tragédie de Bab El Oued ?»…

La raison est qu’à ces moments de fracture, on ne retrouve plus les partis. Lors de la catastrophe de Bab El Oued et de certaines régions du pays, ceux qui ont réagi ce sont des individus en communauté de quartiers et de villages. C’est eux qui ont essayé de faire face à la catastrophe. Les partis ont fait ensuite de la pâle figuration. Où étaient-ils à ce moment-là ? Il faut s’interroger : est-ce que le parti c’est uniquement le Parlement, sa représentation dans des institutions plus ou moins étatiques ? Est-ce que la fonction du parti doit être réductible à des échéances électorales ou au fait de légiférer. Evidemment, non. Le parti devrait aussi avoir un tissu social, une forme de représentation dans la vie réelle, dans la vie publique, dans la vie sociale et communautaire. Sinon on ne peut pas parler de démocratisation ou de démocratie.

Quel avenir pourraient avoir les partis au moment où le pouvoir actuel exprime de plus en plus un hégémonisme dirigé avant tout contre le multipartisme effectif ?

On peut s’interroger, en effet, sur ce phénomène de non-conséquence entre le projet d’un parti, son mandat par rapport à ses mandants et sa fonction réelle sur le plan politique. Tout le problème est là et il a, je le crois, son explication dans le fait que les partis ont une logique d’intégration pour avoir «une place au soleil». Mais tant qu’ils resteront dans cette logique, ils seront loin de la société. Ils ne peuvent pas continuer à penser, comme aujourd’hui, que le politique consiste à être uniquement des machines électorales. Sinon, c’est la catastrophe. Le drame, aujourd’hui, est que les formations politiques sont, quelque part, dans une inadéquation, dans une non-homogénéisation par rapport à la réalité de la société et les formes de représentation réelles.

Vous présentez les partis comme étant hors du coup ?

Les grands partis se voient aujourd’hui eux-mêmes interpellés par une question politique qui ne se limite plus à la question du pouvoir tel que l’on a entendu durant une décennie. Ils passent à côté de beaucoup de choses. Aujourd’hui, de nouvelles puissances économiques se sont mises en place : de nouvelles forces sociales, économiques et politiques, qui sont le contrôle d’un certain nombre d’oligarchies, dominent le terrain : elles sont le produit de vingt ans de transfert de la rente pétrolière dans le domaine de l’activité économique et sociale. Il y a, donc, de nouveaux pouvoirs qui sont maintenant de plus en plus hors de l’Etat et hors de l’armée.

Tout ce qui arrive est le fruit du pouvoir militaire et l’armée y joue un grand rôle, non ?

Non. Je ne veux pas fonctionner dans cette logique, la logique d’une armée superpuissante qui contrôle tout et qui est au centre de tout ce qui bouge dans ce pays : l’armée est de moins en moins la colonne vertébrale de l’Etat. Dire le contraire est absolument faux. La masse des capitaux dans le secteur privé est devenue de plus en plus importante. Ces oligarchies commencent à contrôler plus de 50% de l’activité économique nationale. Elles commencent à concurrencer sérieusement le secteur public. Le pouvoir a une très grande responsabilité dans ce qui se passe. Aujourd’hui, cependant, il commence à perdre le pouvoir en voulant le garder. La précarisation du travail, la réduction des revenus par tête d’habitant, la paupérisation de l’ensemble de la société, qui se produisent en même temps que la formation de groupes puissants contrôlant tout, font qu’aujourd’hui nous sommes en difficulté de trouver des représentations de la société en-dehors de ceux imposés par ces groupes dont le pouvoir est réel et façonne la société. Ces nouveaux pouvoirs sont en train de verrouiller le paysage à la fois social, économique, politique et médiatique. Au fond, ils sont en train de se doter des instruments de l’exercice de leur pouvoir sur la société. Les partis, eux, donnent l’impression de ne pas comprendre ce qui arrive.

L’émergence d’un nouveau pouvoir économique s’est accompagnée d’une opacité sur les échéances économiques par exemple. Il n’y a pas de visibilité…

Il n’y a pas de visibilité parce que le pouvoir n’a pas intérêt à la visibilité. Le pouvoir dans l’état ou hors de l’Etat. Il y a des chiffres mais qui sont inaccessibles pour le citoyen ou le chercheur. Il a accès à tout, il est reçu par tous les responsables. J’ai besoin d’aller lire tel ou tel ouvrage aux Etats-Unis sur mon pays, je ne peux pas. La visibilité n’existe pas. L’information est un instrument politique. Au niveau des services, même par rapport au niveau des chargés des archives. Il n’y a pas d’exploitation des données chiffrées. A propos de l’économie pétrolière, on s’est rendu compte que Sonatrach entre dans l’économie de marché et que l’on va dénationaliser le pétrole : 80% des revenus sont réinvestis dans les exploitations : le revenu national est destiné au marché mondial, pas au marché algérien. Il faut se poser la question si le revenu national est encore national. D’ici quelques années, l’Algérie ne sera plus en mesure de négocier les prix à l’OPEP : les sociétés américaines le feront à sa place. C’est eux qui vont dicter à l’OPEP leur vision du marché. Or, où sont les partis, quelles mesures prennent-ils au moment où l’on dénationalise. Où est la classe politique ?

N’est-ce pas une lecture qui épargne trop le pouvoir d’émanation militaire dans ce pays et sa responsabilité d’avoir rendu la crise plus grave ?

Non, je ne le crois pas. Je ne crois pas non plus à une superpuissance, à la DRS ou à la sécurité militaire, qui surveille et contrôle tout. Je ne le crois pas. La société produit elle-même les conditions de son propre contrôle : soit sur le plan intérieur soit par des facteurs exogènes. L’indulgence qu’ont certains par rapport à un certain nombre de dérives dites démocratiques ou dérives autoritaires procède d’une carence à voir les choses en face. Il y a un contournement du problème. C’est vrai, par exemple, que le pouvoir a créé une trentaine d’associations tout en légiférant sur des lois de restriction en publiant une série de réglementations qui limitent les pouvoirs et les libertés du mouvement associatif. Mais il y a un silence sur les problèmes qui agitent les problèmes associatifs à l’intérieur. La vérité est qu’il y a aussi le faible potentiel de la société à s’organiser et à développer un mouvement associatif suffisamment puissant qui puisse s’autonomiser. Cette question pose un énorme problème : celui de la révision du système politique dans son ensemble et dont l’Algérie est grosse aujourd’hui.

Personne ne réagit en fait…

Ils n’ont pas réagi parce qu’ils sont devenus le relais des nouvelles puissances : des créneaux contrôlés. La législation sur les droits et taxes, la mondialisation sont aujourd’hui menées par une catégorie d’Algériens dont l’intérêt est de s’inscrire dans la circulation de l’argent et des biens et des marchandises. Le citoyen, lui, est un simple consommateur minoré parce qu’il n’a pas le poids pour y accéder. Nous n’aurons pas accès au même produit : quant au revenu algérien, 80% part dans l’alimentation, des plaques de misère importante apparaissent. On ne doit pas se faire d’illusion.

Le débat est-il vrai pour les médias ?

De même que pour les journaux : quel est le profil du lecteur à qui s’adressent-ils ? Ils sont importants. Ils n’investissent presque rien pour faire de véritables tribunes, de véritables débats dans le domaine de l’information. Nous fonctionnons à peu près sur le même modèle que celui des années quatre-vingt. Quand je vois des journaux reprendre presque quotidiennement des dépêches d’agences étrangères, pour couvrir des événements majeurs tels que le 11 septembre ou le massacre des Palestiniens par les F-16 israéliens, je suis scandalisé. D’où la question, à quel type de lecteurs s’adressent-ils.

Les intellectuels, eux, ont complètement disparu du débat…

Ce que nous avons vu pour les autres catégories est valable pour les intellectuels : il y a une précarisation terrible au sein de cette catégorie et une hémorragie, par conséquent, vers l’étranger. Il y en a qui sont partis parce que le centre de validation du savoir est à l’étranger.A l’autre bout, il y a aussi, et il ne faut pas l’oublier, la logique de l’ascension sociale dont l’esprit dominant est, pour les intellectuels et les grands universitaires, d’être au seuil de l’Etat ; d’attendre qu’on leur ouvre les portes. C’est là une logique ascensionnelle et elle consiste, faute de tout, à s’accrocher au wagon de tête. Ceux qui sont restés se taisent par peur de perdre des privilèges et un statut qui, paradoxalement, n’existe plus.

Au fond, la crise algérienne, selon vous, c’est l’absence de tout ressort démocratique ?

C’est ce que je suis en train de dire depuis tout à l’heure. Nous sommes aujourd’hui en situation de crise parce que, à la fois, le simple citoyen qui n’est pas encore un véritable citoyen et qui est encore un élément d’une communauté, l’Algérie qui n’est pas encore une nation : tout cela est en débat. L’impasse provient de là. Le problème qui va se reposer est le même qu’il y a vingt ans : l’absence de mécanismes de régulation démocratique dans la société algérienne. Ce qui était autrefois le produit du contrôle du pouvoir par un groupe à l’intérieur de l’Etat devient maintenant le produit de contrôle de plusieurs groupes à l’intérieur d’un certain nombre d’oligarchies. Ces oligarchies ainsi que leurs relais sont en train d’assembler les maillons de la chaîne de leur contrôle hégémonique sur la société : à la fois le maillon économique, le maillon social, le maillon politique, qui passe par le contrôle d’un certain nombre de partis politiques. Enfin, le maillon médiatique, du fait qu’un certain nombre de journaux sont maintenant contrôlés par des puissances d’argent et de politique.

Le danger, c’est quoi ?

Le plus grand danger est d’assister à une fréquence de révoltes qui ne sont pas alternatives. L’indicateur le plus important, majeur, de la crise politique dans notre pays est les arouch. Ce mouvement de masse important n’a trouvé d’autre expression que l’immédiat. Il est dans l’immédiateté et dans la contemporanéité par rapport à l’avenir. Il ne représente pas une alternative politique. Une révolte à caractère anarchiste primaire : le refus d’une forme centralisée de la direction, de l’administration et de la représentation. Et une démocratie à la base, directe, mais qui n’a pas d’alternative. L’une des preuves : il s’est exprimé d’abord contre les partis : un mouvement sans partis et un mouvement sans hiérarchie, sans forme de représentation. Le seul mandat : la plate-forme d’El Kseur, au fond, ce n’est pas un programme politique. Dans les formes de désignation dans les conseils de villages, ils reprennent les formes traditionnelles : ce ne sont pas des formes électives. Dès lors ce n’est pas étonnant que l’on assiste aujourd’hui à une sorte d’effritement du mouvement.

On dénonce l’instrumentalisation en Kabylie…

Certainement, mais c’est aussi un alibi sécuritaire et politique qui cache un malaise profond : le vrai problème est que la Kabylie elle-même est en crise. Le mouvement qui traverse la Kabylie, ces mouvements, est porté par une nouvelle génération très différente de la génération qui a porté le mouvement dans les années quatre-vingt. Ceux qui ont dirigé étaient, pour la plupart, des francophones. Aujourd’hui, les jeunes de la Kabylie sont bilingues : ils sont arabisants et berbérophones. Ils ne se reconnaissent pas dans l’ancienne génération : les premiers jours du soulèvement ont montré qu’ils se sont attaqués à un certain nombre de symboles de ce mouvement culturel berbère. De même qu’ils se sont attaqués à des partis et à leurs sièges.

N’est-ce pas le produit d’un ras-le-bol généralisé et d’une remise en cause d’un modèle imposé par le pouvoir depuis 1988 et arrivé à saturation ?

Peut-être. L’important pour moi est que cette forme de fonctionnement n’est pas une réponse à la menace de contrôle et d’infiltration par les services de la sécurité mais une expression réelle de l’Etat, où on est aujourd’hui : ni les partis ni leurs concurrents n’ont trouvé de modalité réelle de ce que j’appelle : le pouvoir souverain, la source de la souveraineté et les modalités de sa représentation. C’est-à-dire le peuple citoyen.

Les arouch ont fonctionné sur la djemaa qui est une forme de démocratie et comme contrepoids, non ?

Comme contrepoids, absolument. Elle a déjà été là à l’époque ottomane et française. C’est une structure de longue durée, persistante et récurrente. Or, on ne peut pas avoir des alternatives politiques majeures avec des structures récurrentes. Il faut inventer de nouvelles formes de représentation politique. Or, tant qu’on n’a pas posé ce problème là à l’intérieur du mouvement, on continuera à fonctionner dans le manichéisme : l’Etat et la société, la sécurité militaire et les citoyens. Ceux qui ont avancé des arguments contre ce manichéisme étaient mis en minorité.

Que risque-t-il de se passer alors ?

Si une partie de la classe politique n’anticipe pas, je pense que l’on va droit vers des crises plus aiguës et plus importantes. A terme, c’est dangereux. On assiste partout à de nouvelles régressions, pas seulement dans l’Etat mais dans la société aussi…

N. A. /A. K.