Du général Massu à Jean-Marie Le Pen, l’impossible procès de la torture

Du général Massu à Jean-Marie Le Pen, l’impossible procès de la torture

Philippe Bernard, Le Monde, 27 novembre 2001

Depuis près de quarante ans, la guerre d’Algérie n’a guère encombré les prétoires, et ce pour une raison simple : les lois d’amnistie de 1964 et 1966 interdisent toute action judiciaire aux victimes des innombrables violences commises entre 1954 et 1962, qu’elles soient liées aux opérations françaises ou à celles du FLN.

Si les « événements d’Algérie » n’ont jamais directement fait l’objet d’un contentieux, les écrits qu’ils ont suscités, en particulier sur la torture, ont été au centre de plusieurs procès en diffamation. Avec une particularité de taille qui a toujours limité la portée des débats : puisque les faits sont amnistiés, la loi sur la presse interdit à l’auteur des écrits poursuivi pour diffamation de se défendre en apportant la preuve de leur véracité. L’écrivain ou le journaliste ayant accusé un militaire d’avoir torturé en Algérie n’a donc pas le droit d’en apporter la preuve : il peut seulement tenter de convaincre le tribunal de sa bonne foi.

Le procès Aussaresses pourrait échapper à cette logique car il ne s’agit pas d’un procès en diffamation. Pour la première fois dans une affaire concernant la guerre d’Algérie depuis 1962, un procureur de la République a choisi l’incrimination d' »apologie de crimes de guerre ». La nouveauté est considérable : d’abord parce qu’il est question de « crimes » s’agissant de la torture et des exécutions sommaires revendiquées par le général ; ensuite parce qu’est employé le mot de « guerre », qui fut tabou pendant des décennies, jusqu’au vote, en 1999, d’une loi substituant l’évidence de la « guerre d’Algérie » à l’hypocrisie officielle des « opérations de maintien de l’ordre ».

Tel n’était pas encore le cas en 1971, au moment de la première grande polémique sur la torture de l’après-1962. Un livre du général Jacques Massu avait alors suscité le scandale. Intitulé La Vraie Bataille d’Alger, l’ouvrage décrivait la torture mais aussi la revendiquait comme un moyen efficace pour faire cesser le terrorisme du Front de libération nationale (FLN). Le débat s’était développé dans la presse, puis avait été relancé par la parution, en 1972, du livre de l’historien Pierre Vidal-Naquet, La Torture dans la République, qui, preuves à l’appui, montrait comment l’usage généralisé et systématique de la torture en Algérie avait rongé les fondements de la République.

 » Je défie quiconque de trouver dans (…)mon livre la moindre expression d’orgueil ou de satisfaction », écrivait le général Massu à ses détracteurs dans Le Monde du 22 mars 1972. Député des Yvelines, un certain Michel Rocard, secrétaire national du PSU, avait alors souhaité relever le « défi » : il avait demandé au garde des sceaux d’ordonner au parquet de poursuivre le général Massu pour « apologie de crimes de guerre ». Le refus avait été catégorique : « les faits évoqués » n’entrent pas dans la définition des crimes de guerre donnée par le code de justice militaire, avait tranquillement rétorqué René Pleven. Et c’est en vain que plusieurs personnalités avaient réclamé un « procès de la torture ».

Les seuls prolongements judiciaires du livre du patron de la bataille d’Alger furent donc les procès en diffamation intentés par Paul Teitgen et Jacques Peyrega. Le premier, secrétaire général de préfecture d’Alger en 1957, était accusé par le général Massu d’avoir entravé le travail de l’armée en dénonçant la torture ; le second, ancien doyen de la faculté de droit d’Alger, était traité de calomniateur parce qu’il avait dénoncé l’exécution sommaire d’un musulman, dont il avait été le témoin. Tous deux gagnèrent leur procès contre le général Massu.

EN DIFFAMATION

A peine plus nombreux, les procès en diffamation visant des journalistes ou des écrivains auteurs d’accusations de torture ont rarement tourné à leur avantage. Jean-François Kahn, alors journaliste à L’Express, a ainsi été condamné, en 1970, pour un article affirmant que Roger Faulques, ancien officier en Algérie, avait torturé. Le tribunal n’a pas été convaincu par les arguments de Robert Badinter, avocat de Jean-François Kahn, affirmant que les écrits poursuivis correspondaient à « une vérité historique de notoriété publique ». Les juges avaient estimé, s’agissant de la torture, que cette « notoriété historique ne peut résulter que d’une histoire vraie, (…) qui fait l’unanimité pour tous ». Le procès avait néanmoins été le théâtre d’une mémorable confrontation entre le militaire et Henri Alleg, victime de torture.

Le face-à-face s’est reproduit plus récemment, après les articles publiés en 1984 et 1985 par Le Canard enchaîné et Libération, accusant Jean-Marie Le Pen, lieutenant en Algérie, d’avoir torturé et procédé à des exécutions sommaires. Des Algériens affirmant avoir été torturés sous son commandement avaient témoigné lors des procès. Le tribunal correctionnel avait relaxé les journalistes, estimant que le délit de diffamation n’était pas constitué : selon les juges, M. Le Pen ne pouvait se prévaloir d’une atteinte à son honneur puisqu’il approuvait l’usage de la torture en Algérie. Le vent avait cependant tourné ensuite puisque la cour d’appel avait nié la bonne foi des journalistes et jugé que l’honneur du président du Front national avait été atteint puisqu’il n’avait jamais lui-même revendiqué le recours à la torture. En 1989, la Cour de cassation avait confirmé cet arrêt.

Trois ans plus tard, en 1992, Michel Rocard avait affirmé à la télévision que M. Le Pen avait « torturé » pendant la guerre d’Algérie. Il avait été relaxé par la cour d’appel de Paris, qui avait reconnu sa bonne foi, mais la Cour de cassation avait confirmé sa « jurisprudence Le Pen » et cassé cette décision. Au terme d’un second procès en appel, M. Rocard avait cependant été à nouveau relaxé, et la Cour de cassation avait fini par s’incliner : en 2000, elle a noté que M. Rocard avait « poursuivi un but légitime en portant cette information à la connaissance des téléspectateurs ».

 

 

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