Pour que le travail de deuil soit possible

Semaine du 14 décembre 2000 — N°1884 — Dossier

Pour que le travail de deuil soit possible

Torture : l’heure de la vérité

Robert Badinter

Les procès sont impossibles, la repentance collective ne serait pas de mise, mais il est essentiel d’établir – et c’est le rôle des historiens – ce que fut la réalité des crimes commis de part et d’autre pendant la guerre d’Algérie
J’ai conservé dans ma bibliothèque ce dessin de Tim (1). Pour moi, toute la cruauté et l’hypocrisie de la justice pendant la guerre d’Algérie y sont inscrites. Maurice Audin, jeune universitaire à Alger, communiste, suspecté d’aider le FLN, avait été arrêté par les parachutistes au printemps de 1957. Interrogé, il était mort sous la torture. On avait alors camouflé le meurtre en évasion et fait de la victime un fuyard. Comme Maurice Audin avait été arrêté pour atteinte à la sûreté de l’Etat, la justice militaire avait imperturbablement continué les poursuites. Et, alors que l’on connaissait sa fin tragique, l’autorité judiciaire avait cité Maurice Audin mort à comparaître devant le tribunal militaire d’Alger. Rarement le cynisme officiel avait été porté à pareil degré d’incandescence.
J’étais, à cette époque, avec le bâtonnier Thorp et Jules Borker, l’un des avocats du Comité Audin, créé par des intellectuels pour que la vérité soit établie. Le moins que l’on puisse dire est que, lors des audiences particulièrement tumultueuses que nous avons vécues, l’autorité judiciaire paraissait plus soucieuse de voir la vérité étouffée que proclamée. La justice, en cela, ne se distinguait pas du tout des autres institutions de la République. C’était le temps du mensonge organisé et du silence complice.
Les décennies ont passé, bien d’autres terres ont connu des crimes comme ceux qui avaient ensanglanté l’Algérie. En Algérie même, nous avons vu réapparaître tortures et égorgements. Et voici qu’en France la demande se fait jour, à présent, que la vérité soit dite sur ce qui est advenu en Algérie aux heures noires de la guerre.
Si le droit positif le permettait, nul doute, à mes yeux, qu’à l’exigence de vérité il faudrait lier l’exigence de justice. La sentence rendue au terme d’un procès public où l’accusé a joui de tous les droits de la défense emporte avec elle une force symbolique incomparable. Mais s’agissant des crimes commis pendant la guerre d’Algérie, la voie de la justice s’avère barrée. A la suite des accords d’Evian, en 1962, deux décrets d’amnistie intervinrent. Et, comme pour s’assurer que les crimes de l’époque demeureraient pour toujours impunis, la loi d’amnistie générale du 31 juillet 1968 a précisé à nouveau : « Sont amnistiées de plein droit toutes les infractions commises en relation avec les événements d’Algérie, toutes les infractions commises par des militaires servant en Algérie. » On ne saurait être plus clair.
Quant au concept de crime contre l’humanité, inscrit dans le statut de Nuremberg relatif aux poursuites contre les criminels nazis, la Cour de Cassation a jugé qu’il ne pouvait être invoqué à propos de faits commis pendant la guerre d’Indochine, a fortiori pendant celle d’Algérie. Et même si, s’agissant d’enlèvements de personnes dont les corps n’ont pas été retrouvés, on peut considérer que la prescription n’est pas acquise, ces crimes n’en sont pas moins amnistiés.
Devons-nous pour autant vouer au silence et à l’oubli les crimes de l’époque ? L’exigence de vérité demeure, rendue plus forte encore parce que justice ne peut être faite. Rien n’est plus important pour les victimes et leur famille que de voir la vérité établie. A défaut, le travail de deuil ne peut se faire et aucun apaisement n’est possible. Il en va de même pour les nations. La reconnaissance du passé, aussi tragique et douloureux soit-il, est indispensable pour l’avenir car aucune nation, pas plus qu’un être humain, ne peut durablement vivre dans le mensonge. Il ne s’agit pas de réclamer une quelconque repentance ni de battre notre coulpe collective à défaut de pouvoir châtier quelques criminels. Il s’agit simplement, pour la France et pour l’Algérie, d’établir ce que fut la réalité des crimes commis de part et d’autre pendant la guerre d’Algérie.
Cette mission ne relève point, à mon sens, d’une commission parlementaire. La fonction du Parlement est de faire des lois et de contrôler l’action du gouvernement. Elle n’est point d’établir et d’écrire l’histoire de ce qui advint il y a quarante ans de cela en Algérie. L’heure est aujourd’hui aux historiens. Au gouvernement de leur ouvrir toutes les archives et de leur faciliter la tâche. Aux autorités algériennes d’agir de même, car le devoir de vérité est commun à tous. La tâche accomplie, la France, vieille et grande nation, saura assumer, j’en suis convaincu, cette page douloureuse de son histoire.
(1) Paru dans « l’Express » en 1960.

 

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