Le général Paul Aussaresses, coordinateur des services de renseignement à Alger en 1957

Le général Paul Aussaresses, coordinateur des services de renseignement à Alger en 1957

« Je me suis résolu à la torture… J’ai moi-même procédé à des exécutions sommaires… »

Propos recueillis par Florence Beaugé, Le Monde, 22 novembre 2000

Le général Paul Aussaresses, quatre-vingt-deux ans, a été l’un des personnages-clés de la bataille d’Alger en 1957. En janvier de cette année-là, le général Massu appelle à ses côtés ce commandant, chef de bataillon parachutiste, ancien d’Indochine, ancien du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece), fondateur du 11e Choc (bras armé de la division action des services spéciaux), pour coordonner les renseignements à Alger. L’objectif est de démanteler les réseaux FLN et de mettre fin à la vague d’attentats qui ensanglantent le secteur.

La figure du général Aussaresses apparaît dans de nombreux récits parus ces dernières années. Dans La Guerre d’Algérie , Yves Courrières le présente sous l’appellation « commandant O ». Pierre Vidal-Naquet, dans La Torture dans la République, parle de lui comme étant le chef de file « de ce qu’il faut bien appeler une équipe de tueurs professionnels » et souligne que son nom « ne figurera guère que dans un seul dossier publié, celui de l’affaire Audin. ». Dans Les Centurions , de Jean Lartéguy, le général Aussaresses est présenté sous le nom de Boisfeuras. Il est enfin « le barbu » dans le roman de Robert Escarpit, Meurtre dans le pignadar .

« Au fur et à mesure que le dossier de la guerre d’Algérie s’inscrit dans le débat en France se pose une question essentielle : la responsabilité du pouvoir politique de l’époque dans la pratique de la torture. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

– Je suis arrivé à Alger début 1957, à la demande du général Massu qui, à la tête de la 10e division parachutiste, venait de se voir confier les pouvoirs de police sur le Grand Alger. Son second, le colonel Yves Godard, ne voulait pas de cette action policière. « Ce n’est pas pour nous » , disait-il. Alors Massu avait décidé d’appeler deux types qu’il estimait sûrs et sur lesquels il pourrait s’appuyer : le lieutenant-colonel Trinquier et moi. J’avais reçu une mission précise-: travailler avec la police d’Alger – dont Paul Teitgen était alors secrétaire général à la préfecture – et les officiers de renseignement, ainsi que le juge Bérard, conseiller juridique de Massu. Au début, nous n’avons eu aucun problème avec Teitgen. Ce n’est que plus tard qu’il a commencé à montrer des réticences à coopérer avec les paras.

Paul Teitgen a même démissionné de ses fonctions, le 12 septembre de cette année-là.

– Teitgen avait en effet découvert qu’on le roulait dans la farine depuis longtemps. Je lui faisais signer des assignations à résidence, ce qui permettait d’enfermer les personnes arrêtées dans des camps, notamment au lieu-dit Paul-Cazelles, dans le sud du département d’Alger. En fait, on exécutait ces détenus, mais Teitgen ne s’en est rendu compte qu’après coup.

– Paul Teitgen a dit que, sur les 24 000 assignations à résidence qu’il avait signées, 3 024 des personnes concernées avaient disparu.

– Oui, cela doit correspondre à peu près à la réalité. L’intérêt, si j’ose dire, du système mis en place par Massu tenait justement à cela : avoir un officier de liaison – moi, en l’occurrence – avec les services de police et la justice, et qui endossait beaucoup de responsabilités.

» Tous les matins, avec Trinquier, je faisais mon rapport à Massu et lui racontais ce qui s’était passé la nuit précédente. Pour qu’on s’en souvienne, nous consignions tout dans un gros cahier manifold. Il y avait quatre pages pour chaque jour : une pour Massu, une pour Salan [commandant en chef des forces armées en Algérie], une pour Lacoste, [ministre-résident en Algérie] et enfin une pour moi. Parfois, je disais à Massu : « On a ramassé untel » et je le regardais dans les yeux avant d’ajouter : « On le tuera demain. » Massu poussait un grognement, et je prenais cela pour un oui. » Une nuit, je m’en souviens, Bigeard m’a dit-: « J’ai capturé le groupe terroriste de Notre-Dame-d’Afrique, une bande de tueurs dont je ne sais pas quoi faire. Est-ce que vous pouvez demander à Massu son avis ? » Que pouvait-on faire ? Livrer ces hommes à la justice ? C’était hors de question, nous avions autre chose à faire que d’examiner les situations particulières de certains individus dans le cadre de la légalité… Trinquier et moi, on va alors chez Massu, et Trinquier lui suggère : « Tu ne crois pas qu’on devrait les envoyer dans le maquis (autrement dit les flinguer) ? » Massu a répondu : « Un maquis éloigné ! » Peu après, sinon le même jour, rapplique Max Lejeune, le secrétaire d’Etat aux forces armées, en visite à Alger. Massu lui explique le problème et lui dit : « Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » Max Lejeune, qui avait très bien compris, lui a fait la réponse suivante :  » Lorsque Ben Bella et ses assistants [les chefs historiques du FLN] ont été repérés par la France dans un avion au-dessus de la Méditerranée [le 22 octobre 1956], la décision du gouvernement français a été d’abattre l’appareil. Si nous avons finalement renoncé à en donner l’ordre, c’est parce que l’équipage était français. Vous m’avez compris ?  » Massu a poussé un grognement. Il avait compris.

– Et Robert Lacoste, alors ministre-résident en Algérie, était-il lui aussi informé de ces méthodes ?

– Il était parfaitement au courant. Il lisait tous les jours les comptes rendus du cahier manifold. Il y était écrit, par exemple, qu’un militant du FLN avait fait l’objet dans la nuit d’une exécution sommaire. Ce n’était pas marqué en ces termes mais c’était très clair. Je peux vous donner une autre preuve de la connaissance de Lacoste de toutes ces pratiques. Un jour, les membres d’un groupe parlementaire débarquent de Paris pour enquêter sur la torture en Algérie. Lacoste les envoie à Massu. On les fait escorter par le capitaine de Denoix de Saint-Marc, car c’était un officier avec beaucoup de prestance et un excellent contact humain. Pendant leur tournée, les parlementaires tombent sur un officier de renseignement en train d’interroger un fellagha. Le porte-parole du groupe saute sur l’occasion et demande à l’officier français, un colonel malin (qui avait été prévenu de leur visite) : « Qu’en est-il de la torture ? » Et l’autre lui répond : « Eh bien, vous voyez, j’étais justement en train d’interroger un prisonnier.  » « Et comment procédez-vous ?  » , demande le parlementaire, soupçonneux. « Eh bien, j’écoute ce que mon prisonnier me dit » , répond l’autre sans se démonter. « Et comment êtes-vous sûr qu’il vous dit la vérité ?  » , insiste le parlementaire. « Eh bien, je le fais jurer sur le Coran !  » , répond l’officier de renseignement, en réussissant à garder son sérieux. Et à ce moment-là, on entend le fellagha qui s’écrie : « Sur un Coran électrique, oui !  » … C’est Denoix de Saint-Marc, qui avait assisté à toute la scène, qui me l’a racontée, ce qui m’a fait beaucoup rire !

– En juin dernier, le général Massu avait exprimé ses regrets au sujet de la torture. Avec le recul, estimez-vous toujours, quant à vous, que la torture était indispensable ?

– La torture ne m’a jamais fait plaisir mais je m’y suis résolu quand je suis arrivé à Alger. A l’époque, elle était déjà généralisée. Si c’était à refaire, ça m’emmerderait, mais je refairais la même chose car je ne crois pas qu’on puisse faire autrement. Pourtant, j’ai le plus souvent obtenu des résultats considérables sans la moindre torture, simplement par le renseignement et la dénonciation. Je dirais même que mes coups les plus réussis, ça a été sans donner une paire de gifles.

– Cela tendrait donc à prouver qu’en prenant du temps, et en y mettant les moyens, on peut se passer de la torture ?

– Oui, avec du temps et beaucoup de travail, vraiment beaucoup de travail. Et dans certaines situations, ce n’est pas possible. Nous sommes pris par l’urgence. Personnellement, je n’ai jamais torturé, et pourtant, je n’ai pas les mains propres. Il m’est arrivé de capturer des types haut placés au sein du FLN et de me dire : « Celui-là est dangereux pour nous, il faut le tuer » et je l’ai fait, ou je l’ai fait faire, ce qui revient au même. Ce qu’il faut que vous compreniez, car c’est essentiel, c’est que cela ne me faisait pas plaisir. Et si j’ai moi-même procédé à des exécutions sommaires, c’est que je voulais assumer ce genre de choses, pas mouiller quelqu’un d’autre à ma place. C’est d’ailleurs pourquoi je ne veux pas accuser le pouvoir civil de l’époque. Affirmer qu’il nous donnait des ordres dans ce domaine serait faux et, surtout, s’abriter derrière, cela reviendrait à dire que les militaires se dégonflent et qu’ils se déchargent de leurs responsabilités. En mon nom personnel – mais je n’engage que moi -, je refuse cette attitude.

– Combien de prisonniers algériens avez-vous ainsi abattus, en dehors de tout accrochage sur le terrain ?

– C’est difficile à dire. Ce sont des actes difficiles. On ne s’y fait jamais. Je dirais entre 10 et 30.

– Vous ne savez vraiment pas précisément combien d’hommes vous avez tués ?

– Si. J’en ai tué 24.

– En avez-vous parlé avec votre famille ?

– Non, je n’en ai jamais discuté avec ma femme, elle ne le supporterait pas. Mes trois filles non plus, d’ailleurs. Un jour, quelqu’un a posé des questions sur la torture à l’une de mes filles et lui a dit : « Votre père était expéditif pendant la guerre d’Algérie ! » Ma fille est alors venue me voir, elle voulait en savoir plus. On a un peu discuté, mais elle a mal réagi. Elle m’a dit : « Il ne fallait pas ! » Je la comprenais. Mais, du coup, on ne parle pas de cela.

– Quelle serait votre réaction si l’Etat français en venait un jour à faire une sorte de repentance à propos de l’Algérie ?

– Je serais contre. On n’a pas à se repentir. Qu’on reconnaisse des faits précis et ponctuels, oui, mais en prenant garde à ne pas généraliser. Pour ma part, je ne me repens pas.

– Et Maurice Audin, est-ce qu’on aura un jour la confirmation des circonstances de son décès, à savoir qu’il a été étranglé par le lieutenant Charbonnier après avoir été torturé et non qu’il s’est évadé comme l’a affirmé l’armée ?

– Je ne sais rien pour ce qui est de Maurice Audin. Vraiment rien.

– Vous étiez le numéro un du renseignement à Alger à cette époque. Cela paraît impossible à croire.

– Je ne sais rien, je vous le répète. La seule chose que je peux vous dire, c’est que ce n’était pas Charbonnier. Il n’était pas dans le secteur à ce moment-là. Il était ailleurs, occupé à procéder à des arrestations et à exploiter des renseignements. Mais il n’était pas là.

– Quand le fils du lieutenant Charbonnier affirmait à l’hebdomadaire Marianne du 24 juillet que son père n’était pas responsable de la mort de Maurice Audin et qu’il n’avait fait qu’assumer un acte commis par d’autres, il disait donc la vérité ?

– Le lieutenant Charbonnier n’y était pour rien, c’est tout ce que je peux vous dire. »

 

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